Feuilleton : « ON N’EN PARLE JAMAIS ! », les deux premiers épisodes

 Feuilleton : « ON N'EN PARLE JAMAIS ! », les deux premiers épisodes

Retrouvez chaque semaine, le mercredi, un nouvel épisode de votre feuilleton préféré : « On n’en parle jamais ! », écrit par Fred Romano et Franck dit Bart alias la Singette, avec aujourd’hui les deux premiers épisodes : Isotopes universitaires et Un train dans la nuit. A suivre….

(illustration de Fred Romano)

1. Isotopes universitaires

Le cliché du laboratoire historique, sis au cœur de l’université de Physique Paris V, ne laissait aucune place aux doutes : Marie Curie connaissait bel et bien le danger du radium. Léa, qui avait amené le cliché, ne s’était pas trompée : on ne place pas un mur de 5mm de plomb à côté de son lit simplement pour faire tendance. Face à l’évidence, dans la salle de réunion de Webactu, un de ces nouveaux magazines d’Internet, les esprits des journalistes s’échauffèrent. Les critiques les plus libres étaient admises par Joël, le rédac’ chef, lequel, à défaut de payer correctement ses collaborateurs, se plaisait à leur laisser la bride sur le cou. La plupart du temps, les résultats étaient là. En bon trotskyste, Joël était un adepte de la partie carrée en guise de brainstorming, il prétendait que c’était créatif au niveau des contradictions internes inhérentes à tout texte. Mais cette fois-ci, en dépit des évidences, ça partait dans tous les sens. D’autre part, assumer le côté morbide du progrès dérangeait profondément, même les plus radicaux.

- Pourquoi nos ancêtres n’auraient-ils pas eu droit à l’erreur ?

- Mais ils ne se sont pas trompés ! Ils n’étaient pas au courant, un point c’est tout ! Il n’y a aucune preuve que ce soit Marie Curie qui ait installé cette paroi de plomb !

- Oui, sans doute un recteur transi qui a voulu lui rendre hommage …

- D’accord, mais Marie Curie savait. Le mur de plomb sépare son laboratoire de sa salle de repos.

- Encore faut-il le démontrer. Et puis de toute manière, un siècle plus tard, alors que tous les acteurs sont morts et enterrés, qu’est-ce que ça change ?! On se lance dans la diffamation des défunts ? C’est chouette.

- Regardez bien à l’arrière-plan. Dans le jardin de l’université que l’on voit depuis la fenêtre, leur signala Léa. J’ai pris moi-même la photo il y a quelques jours.

Un double clic les rapprocha du détail photographique. A côté du laboratoire historique, sous les tilleuls, il y avait bien deux bidons jaunes entr’ouverts, marqués des trois triangles à la pointe coupée, noirs sur fond jaune. Aucun doute à ce sujet : du matériel radioactif était entreposé là.

- D’un autre côté, c’est logique. C’est là qu’on a découvert la radioactivité. Ils ont utilisé toutes sortes d’appareils, de mesure ou de manipulation, qui ont été contaminés. Il y a des petits inconvénients que l’on ne peut pas éviter si on veut progresser

- Sauf que ces isotopes une durée de vie de cent mille ans au bas mot et que ça fait seulement cent cinquante ans que la polonaise a fait ses expériences ! Sauf que ces bidons, en plein centre de Paris et au cœur d’une prestigieuse université, devraient être hermétiquement fermés !aboya Léa.

- Ce sont peut-être des collectionneurs qui ont voulu chaparder des pièces historiques…

- Sauf que le laboratoire se situe au cœur de l’université de Physique, où sont censés se préparer les meilleures têtes pensantes de France et d’Europe !

- Attends. Tu veux dire que ces bidons ne sont pas là par hasard ? Mais pourquoi feraient-ils cela ? C’est assez suicidaire au niveau national d’irradier les futurs scientifiques… Ce serait comme se couper de ses propres forces vives, comme une seconde Terreur, non ?

- Pas si tu mets ça en regard avec les statistiques. Elles disent que les scientifiques entre 25 et 35 ans sont si déterminés qu’ils n’hésitent devant rien dans le seul but de monter leur laboratoire, la première marche sur l’escalier du succès. Ce n’est qu’à partir de 45 ans qu’ils se souviennent de leurs passions de jeunesse et commencent à faire de la recherche expérimentale. Mais ce n’est que passés les 55 ans qu’ils osent enfin se dresser contre les multinationales, en dépit des pressions, et ce seulement s’ils se sont fait un nom, sur la base d’années d’obéissance. Donc, si tu t’arranges pour ne pas avoir de scientifiques de plus de 55 ans, tu t’évites beaucoup de problèmes économiques voire quelques krachs boursiers, tout en conservant un très bon niveau technologique grâce au travail des jeunes, qui font ce qu’on leur dit et ferment leur gueule. Et tout ça rien qu’en assistant aux cours dans les universités contaminées ! Pas même besoin des habituels tueurs à gage…

- Mais c’est du délire paranoïaque !

- On a aussi dit ça pour la centrale nucléaire du Blayais… Dire qu’il a fallu une inondation pour qu’on se rende enfin compte que la centrale n’était pas entretenue…

- Oui, on peut dire qu’en France on a fait mieux que les Soviets. Ceux-là avaient évacué 135.000 personnes… Mais ici personne n’avait préparé l’évacuation de Bordeaux…

- Ils ne pouvaient pas évacuer Bordeaux, ils étaient en pleine inondation.

- Raison de plus. Tu t’imagines un accident de type Tchernobyl dans un marais ?

Joël, le rédac’ chef qui jusque-là n’avait rien dit, apaisa les piailleries d’un geste de chef d’orchestre.

- Les enfants ! On revient à nos moutons ! Moi, Léa, j’y crois à ton sujet sur l’université Paris V. On a remarqué une recrudescence de cancers chez les physiciens ayant étudié dans cette université, c’est paru dans un journal médical anglais… Mais je crois qu’il faut élargir le sujet et traiter tous les cas d’ »empoisonnement étatique ». On y mettrait les universités radioactives, l’amiante, l’agent Orange, le LSD, la vache folle et l’hormone de croissance, les diffusants du pétrole voire les cellules souche mais on laisserait ouvert à tous les autres poisons d’Etat, dont les conséquences ont été dissimulées au plus haut niveau. On démontrerait que les scientifiques connaissent toujours les dangers inhérents à leurs recherches mais que la nécessité de reconnaissance, l’appât de l’ambition, les poussent à prendre des risques inconsidérés. On leur promet qu’on les couvrira et que leur forfaiture envers l’humanité sera pour toujours historiquement ignorée. Mais on les manipule, c’est évident. Pour ma part, je suis sûr que Pierre Curie n’est pas mort par étourderie comme on le prétend. La société, telle Saturne, dévorant ses enfants. Ça ferait un vrai sujet et on mettrait la peinture de Goya en accroche, ça pèserait ses milliers de visites. Bon. Les enfants, vous me travaillez ça et on se retrouve dans quelques jours… Et je veux un dossier construit, pas deux-trois conneries dans un archive.txt ! Au boulot, bordel de merde !

Ils s’étaient tous séparés comme une bande de moineaux, après un dernier verre dans un bistrot « vintage » de la rue de Charonne. Rapidement, Léa, la seule femme de l’équipe, et pas vraiment hétérosexuelle au sens propre du terme, sentit grincer ses cervicales. Luis, le dessinateur graphique lui massa un peu les épaules, au grand chahut des autres anciens combattants, lesquels se prétendirent tous spécialistes de shiatsu. Elle se dégagea du groupe, secoua sa chevelure et prit son sac.

- Je ne me laisse pas toucher par n’importe qui, lança-t-elle, glaciale, en guise d’adieu.

Ils la regardèrent sortir en silence, le tactac de ses talons hauts marquant seul son départ. Maurice, le héros de mai 68, conclut :

- Eh ben, depuis qu’elles sont nos collègues, plus rien n’est possible… Moi je vous le dis, on n’a pas gagné au change avec la putain de Libération des Femmes !

Léa prit le chemin des quais jusqu’au Jardin des Plantes afin de rentrer chez elle. Au bord de la Seine, il y avait souvent des poivrots inoffensifs, qui se contentaient de la complimenter, avec plus ou moins de bonheur, selon leur état d’ivresse. Mais ces êtres n’étaient pas animés de passions possessives, au contraire ces hommes avaient voulu laisser derrière eux tout ce qui les avait attachés. Pour Léa, ils ne représentaient qu’une préparation à la rencontre qui allait se produire, au-delà des grilles du Jardin des Plantes. Lorsqu’elle revenait chez elle, elle avait souvent besoin de s’arrêter quelques instants devant les cages. Le regard limpide des simiens la lavait de toutes ces conneries humaines, la lubricité de Maurice, l’agressivité de Thierry ou la manière qu’avait le chef de pontifier, paternaliste en diable. Léa sentit la nausée menacer. A peine les supportait-elle encore.

Heureusement, l’œil jaune du bonobo ne brillait que d’un immense espoir de liberté. Parfois il bandait et se masturbait distraitement, le regard toujours tourné vers un au-delà pour lui inaccessible. Léa savait que sa situation n’était pas si différente que celle d’un singe en cage, que l’on autorisait à faire quelques mimiques mais que l’on prive de toute liberté d’aller voir ailleurs.

(texte de Fred Romano et Franck dit Bart)

2. Un train dans la nuit

(Résumé du chapitre précédent : Léa, journaliste scientifique à Webactu, est persuadée de certains dangers d’irradiation au radium dans le sillage du laboratoire de Marie Curie, concernant l’université Paris V, étant donné le nombre élevé de cancers décelés chez les chercheurs. Difficile de convaincre les collègues… !)

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(illustration de Fred Romano)

On a tous eu un nounours, une girafe, un héron, un tigre voire un crocodile ou même une tortue qui nous a accompagné dans les premiers instants de notre vie et qui nous suit tout au long de notre existence. Une des nombreuses contradictions de Léa se nichait dans la Singette, une marionnette exubérante offerte par ses parents à Noël lors de ses trois ans. Bon an mal an, sa fourrure s’était érodée, son regard émoussé. Dans un délire de pacotille, elle avait décidé de lui donner une seconde chance, profitant d’un séjour dans les Ardennes pour fleurir les tombes de ses ancêtres.

Léa gravita autour de la boucle de Monthermé et voulut de visu se rendre à l’évidence de l’excroissance dans le paysage qui avait tant remué les ardennais manifestant(e)s dans les années soixante-dix. De ses cheminées, une fumée odorante s’élevait dans un ciel lavé de bon matin. Elles crachaient leurs vapeurs de torpeur. Des barbelés cernaient l’édifice. En lettres capitales la centrale nucléaire de Chooz rendait impraticable la baignade et le canotage dans les eaux de la Meuse. Une rivière de bonne aventure pourtant vantée des darons, du temps immémorial où l’existence avait un sens non alternatif, pied-de-nez à la fée électricité à tout consommer comme seule source d’énergie. Ce qui lui rappela brusquement, comme un renvoi émétique, le sujet imposé par le rédac’ chef : l’empoisonnement étatique. Encore un de ces marronniers* tellement atroces qu’ils sont tout juste bons pour s’enfoncer sous la couette avec la Singette et ne plus penser à rien. L’État : irresponsable ou inhumain ? Apparemment, les sponsors de Webactu devaient considérer le cocooning comme une valeur montante. La peur vendait toujours aussi bien.

Le regard de Léa s’absorba en direction de sa marionnette. Le jouet était rivé à l’écran de son ordinateur. Cette étrange réalité se confondait entre le passé simple et le présent de tous les désagréments. Pêle-mêle : les insultes de Joël, soixante messages de spam, des publicités pour des offres mirobolantes ou des concours voire des offres de soutien-gorge vibrants. Puis enfin, cet email envoyé de Berlin. Le message était vide et contenait des images et du textuel concernant « Le train de la mort » qui traversait une partie de la France avant d’entrer en territoire teuton avait été accueilli par une liesse populaire à ne pas s’en laisser compter. Les news de Google lui apprirent que son amie Dagmar s’était déplacée depuis Berlin pour couvrir l’évènement pour le compte de Weimar Republik, le site d’une coopérative d’artistes et d’activistes berlinois. Ah, Dagmar ! C’était une enragée de la vie, à l’abordage de l’actualité et pas de quartier ! Dans les bureaux de Weimar Republik où elle pointait son clavier, on l’avait surnommée affectueusement la « Pasionaria » ! Elle avait les traits éthérés du célèbre personnage de Stoker assoiffé de sang frais… du sang des exploiteurs. Elles se promirent de se retrouver en l’instant précis où les CRS chargeraient. C’était un private joke, en l’honneur de leur jeune temps, quand elles brisaient la charge des CRS face aux étudiants de médecine en faisant outrageusement voler leurs jupes, à cheval sur la nerveuse Husqvarna Trial Spéciale** de Dagmar.

Tout au long du passage du train, de Normandie en Alsace, la démonstration de force des opposants à refuser de voir déverser ce chargement avait de quoi redonner du baume au cœur. Les éditorialistes politiques créditaient la recrudescence des verts allemands à plus de 30 % d’électeurs soit à part égale avec les sociaux-démocrates. Du jamais vu dans l’histoire de cette jeune Allemagne réunifiée. Néanmoins, ni Léa pas plus que Dagmar, qui avaient déjà pu contempler le désastre de ces coalitions Outre-Rhin, n’était dupe ! Les girouettes vertes s’accordaient aux violons de la surenchère des plus offrants. La figure tutélaire du Grand Rouge, déjà passé par toutes les obédiences des échéances politiques pour asseoir sa renommée, avait de quoi donner des sueurs froides.

Léa suivit la course du train plombé au milieu de grandes manifestations. Elle retrouva Dagmar grâce à Facebook et GoogleMaps. Elle était ravie : au centre de l’action, bien qu’elle sache à l’avance qu’elle n’obtiendrait pas le feu vert du rédac chef pour un article spécifiquement sur les déchets radioactifs. Et puis il lui servirait son éternelle litanie : traiter ce que lui avait imposé… Oublier les digressions, si heureuses fussent-elles… L’empoisonnement étatique tel un corset ! Pourtant ce train de déchets n’était pas hors sujet, loin de
là ! D’autant qu’Areva avait affirmé que ce n’était pas le premier ni le plus important historiquement parlant ! Où s’étaient donc enfuis les autres transports honteux (spécialité cocorico) de milliers de tonnes de déchets nucléaires ? Si ce n’était pas de l’empoisonnement d’Etat, voire de Communauté… Mais Léa savait qu’elle pourrait toujours fourguer ses textes dans les pages web des revues féminines, qui cherchaient en ces temps-là à s’ouvrir à de nouveaux et passionnants contenus. Dès lors elle ne se contint plus et se lança à corps perdu dans cette grand-messe de mêlée écolo.

Les acolytes du Grand Rouge, désormais vert de gris adepte du ballon rond, lui firent une grosse impression. Ils encadraient l’événement comme à la télévision, se chuchotant entre eux par le biais de minuscules micros portables dont ils vérifiaient sans cesse l’effectivité. Ils guidèrent Léa jusqu’à l’autel des réjouissances. Dans l’Espace Central, un grand quotidien français avait organisé en collaboration avec une revue d’économie allemande un forum intitulé « Pour une planète durable ». La grande farce du sous-développement soutenable pouvait commencer. Une certaine Cécile à la poitrine avantageuse, sacrée porte-parole de tous les écologistes franchouillards, combla les attentes en montant à la tribune « On a tendance à croire que les écologistes considèrent que le pétrole c’est noir, c’est sale, on n’aime pas. C’est pas du tout ça ! Au contraire, le pétrole est extrêmement précieux, extrêmement utile. On ne connaît pas de substituts faciles à utiliser pour l’ensemble de ses usages, donc il faut le préserver ». Et de renchérir qu’une entreprise pétrolière allait subventionner la campagne des Verts en 2012. « Il faut reconnaître que cette ressource fossile est tout simplement prodigieuse. Elle peut faire voler des avions, structurer des prothèses de hanche, couvrir des corps, protéger des familles, emmener des employés sur leur lieu de travail, en bref aider et soutenir dans tous les actes essentiels de la vie d’un homme… Voyons-la comme une énergie aux usages extraordinaires ! ». D’autres débats de la même qualité oncologique enveloppèrent un auditoire formaté à l’eau bénite applaudissant avec art, tandis qu’au-dehors les activistes s’enchaînaient aux rails pour empêcher l’avance du train de déchets nucléaires. Il y eut aussi le numéro de clown d’un Ministre archange de la croissance verte. La sauterie aurait manqué de faste sans la présence incommensurable d’Axelle de Rothschild, qui frappait de son éventail de dentelle noire tous ceux qui lui plaisaient, qu’ils fussent de droite, de gauche ou encore verts voire même rouges (une espèce en voie de disparition). Il y eut d’autres énormités et personnalités au cours de cette grande fratrie festive, de ce festival de l’écologiquement correct, qui aurait manqué de charme sans la cerise sur ce gâteau à la crème : la présence d’un psychiatre, archange des médias et écho des ragots, qui préconisait devant un large public la résilience de la couche d’ozone. Léa se sentit étourdie par cette pérégrination, en conséquence de quoi, sous la tente qu’elle partageait avec Dagmar, la rédaction du fameux article s’embourba quelque peu dans un enfer de Dante contextuel.

Elle se remit difficilement de son intrusion dans l’affairisme vert-de-gris et choisit, en guise de distraction, de s’encorner à présent sur les ramifications du trafic d’uranium en tous genres en relation avec le « train de la mort ». Les munitions bourrées d’uranium appauvri continuaient à bien se vendre dans les pays en voie de développement. Ça relevait de l’empoisonnement étatique. Mais elle devait se concentrer. La journaliste avait deux jours devant elle, pas une heure de plus pour présenter un navet séduisant sur les manifestations écolos françaises dans la section « Hot » d’un magazine féminin… Elle avait donc largement le temps de se livrer à l’un de ses rituels. Abstraite de son enveloppe de fringues, assise en tailleur sur une natte de raphia, elle tirait sur un délicieux pétard d’herbe. Les micro enceintes solaires lui trémoussaient les pavillons d’un Teen Town du Weather Report avec Jaco Pastorius au mieux de son manche de basse, quand son cellulaire fit vibrer son tas de vêtements, du fin fond de ses poches…

(texte de Fred Romano et Franck dit Bart)

A suivre... mercredi prochain...

* Actualités qui reviennent périodiquement

** Moto de cross hongroise