Un kilomètre à pied, ça use ça use, 1600 km à pied ça use les personnalités !

Un kilomètre à pied, ça use ça use, 1600 km à pied ça use les personnalités !

Jamais encore un roman d’une telle envergure n’avait parcouru les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Des personnages croqués dans leur vérité nue hissent les couleurs de Manon Moreau, jeune auteure qui tient les promesses d’une littérature de grande qualité. Un pavé dans le sac à dos, ce roman très vivant tient en haleine l’esprit et le corps. Jubilatoire, on marche à fond les semelles au rythme lent des pérégrinations, au souffle chaud de ces personnes singulières qui n’avaient aucune chance de se croiser. C’est tout l’art de la conteuse Manon. Elle nous invite au voyage et à la rencontre à chaque page, parmi ces visages et ces nouveaux paysages.

La rencontre entre une auteure et son éditrice est toujours émouvante. Oui mais alors, comment Manon a-t-elle convolé les pages de son pavé vers les éditions Delphine Montalant ? Ce ne sont pourtant pas les éditrices et les éditeurs qui manquent ! Suivre le bon conseil de Roger Gaillard déjà formulé dans l’annuaire Audace (éditions de l’Oie plate) et procéder comme Manon : « J’ai lu au moins deux romans que Delphine avait publiés ».

Je ne sais pas si c’est le Médoc où l’éditrice s’est installée avec son optimisme radieux en zone d’influence sur sa grande force de caractère, qui fait dire à Eric Holder « De loin on dirait une île ». Il n’empêche, par le souffle de son amour des livres, Delphine peut même se permettre de contrarier certaines pratiques éditoriales, en regard de Paname qui se croit la capitale du centre du monde. Contrairement à ses collègues qui lisent trop souvent les manuscrits avec un regard en diagonal, Delphine s’octroie certaines libertés. Quand c’est l’été, installée dans son hamac, sous son parasol et sur son stand bouquinerie au marché de Montalivet, elle épluche sans sauter une ligne
tous les derniers manuscrits reçus. Sauf que celui-là, véritable coup de cœur, elle l’a lu dans sa cuisine. Tant et si bien, qu’elle veut toujours qu’on la surprenne « ces pèlerins sont devenus mes amis ». Elle en a pris et appris de la graine sur les jus de chaussettes, les tendinites, les ampoules aux pieds et autres bobos bandits des grands chemins. Et puis aussi, le rapport chaleureux existe entre ces deux femmes qui s’estiment. Ce fut d’autant plus perceptible, lors de la rencontre littéraire du mardi 15 février à Pauillac, en présence de Mathilde Rimaud épatante et enthousiaste chargée de mission à l’ECLA, (écrit-cinéma-livre-audiovisuel en Aquitaine).

Question subsidiaire, voir si vous suivez : Qu’est-ce qui marche sur quatre jambes le matin, deux le midi, trois le soir ? Le pèlerin. Le pèlerin qui se traine hors de son lit à l’aube, à quatre pattes à causes des courbatures. Qui, frais, dans la journée, se passe de son bâton, avant de se remettre totalement à lui comme un radeau le soir ». (pages 25 et 26)

Un premier roman qui parle de cette marche insensée. Pas besoin d’être devin pour comprendre que le pèlerinage à Saint-Jacques de-Compostelle ne représente pas une mince affaire. La démarche d’un pied devant l’autre sur 1600 bornes pour les plus courageux, on s’expose de fait. « On se débarrasse de ses oripeaux », de ses habitudes quotidiennes, de ses rythmes de vie, de l’horizon bouché, surtout quand on est citadin. Ce qui est le cas de la plupart des personnages croqués par Manon. Et pour son premier roman, la construction littéraire est digne d’une dentellière, métier qu’exerça la maman du fameux Louis-Ferdinand Céline.

On rentre en contact dès le début avec toutes ces personnes qui vont composer la communauté en marche vers un but très lointain affirmé. « Ils se rencontrent dans toute leur différence », suivant la rudesse du chemin et « du bonheur de marcher ». Delphine a été très sensible à ces touches successives qui nous font découvrir la justesse des personnes, leurs quêtes d’un ailleurs durant approximativement deux mois et des semelles usées. Histoire justement de casser le rythme, la vitesse, les performances imposées par nos sociétés en déliquescence, mais aussi très souvent accuser une fêlure. En plus, 400 pages, il faut tenir les étapes, ne jamais décrocher ! « Je l’ai trouvé très maline, en donner un petit peu ou pas assez », comme le dit si justement Delphine. Ces petits riens qui font qu’on avance au milieu d’eux, collés à leurs chaussures en partageant leurs moindres instants sans jamais s’ennuyer.

Les pèlerins, (pour les présences féminines, on dit les pèlerines ? J’ai oublié de demander à Manon !), avancent à petits pas, à part un seul, le dénommé Sept Lieux munis de gambettes à rallonge. Ah oui, je ne vous ai pas encore dit, presque tous les personnages portent en plus de leur fardeau, un sobriquet qui correspond à la personnalité perçue d’eux, un peu comme chez les Indiens d’Amérique. Il y a Mara qui oublie de manger la vie par tous les bouts, le Breton qui lit la vie en bleu, Robert le retraité qui prend la courbe d’escampette, Bruce le pèlerin prof de fac à la bonne heure qui a lâché les agapes intellectuelles des amphis. « La quarantaine, beau gosse mais ridicule, engoncé dans une sorte de gilet moulant en plastique, les mains dans des mitaines du même acabit, une sorte de Robocop du chemin, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’air complètement à l’ouest ». (page 207). Il y a Henrique le brésilien charmant et charmeur et deux copines, Arpad le Magyar le voyageur infatigable sur la bande son de Tom Waits, un cowboy à cheval sur son histoire, un taiseux, une grande bourgeoise en rupture de banque et bien d’autres tout aussi attachants.

Vous devez vous demander, connaissant ma profonde spiritualité de femelle singe tombée de sa branche dans les bras de Darwin, qu’allait-elle fiche à suivre tous ces gens qui portent leur croix sans pour autant croire obligatoirement à un quelconque dieu. La réponse est très simple, j’ai posé une coquille de saint-Jacques sur mes esgourdes. Au lieu d’entendre la mer, je me suis mirée dans des étendues encore sauvages, en compagnie de gens simples, des vrais gens. Je me suis attachée à eux jusqu’à la dernière page. Bien entendu, je n’ai pas éprouvé les mêmes affinités électives pour toutes et tous. J’ai pleuré à la renaissance de Sept Lieux revenu aux sources vives de la révolution espagnole de son enfance défunte. J’ai ri aussi, j’ai souri. J’ai dansé au son de la guitare de Henrique. J’ai craqué au charme de Mara, toute petite et pas épaisse mais avec un cœur gros comme ça. J’ai festoyé, chanté, dansé, transpiré, pris ma douche avec eux, même au risque de me casser le nez avec un Robert monte en l’air. Il faut vous dire que chez ces gens-là, monsieur, Ce ne sont pas des tristes ! Du moins, les personnages que nous raconte Manon, en long, en large sur toutes les pentes, en plaine suivant les degrés de la géographie physiques appliquée.

J’ai aussi éprouvé les autres réalités du pèlerin où «  Seuls les problèmes matériels ont de l’importance ». De sa carcasse, de ses os vieux ou jeunes, « on se reconnecte au corps à ses pieds à ce qu’il faut manger, tout le reste est très superflu ». Voyager léger, telle est aussi la devise de nos valeureux personnages qui trimbalent en plus de leurs vertèbres, des sacs le moins plombé possible. Exemple : « Il avait emporté des livres, bien sûr. Deux Pléiades. C’était un choix réfléchi : une Pléiade offre de quoi lire pour un minimum de place. Une par mois de marche. Pas loin d’un kilo et demi. Soit le poids d’une gourde à moitié pleine, deux pommes, une banane, deux barres énergétiques, un tube de crème à l’arnica à moitié vide. Il avait fallu arbitrer : le corps ou l’esprit ». (page 233)

Je souris d’autant à ce passage du roman qui fut lu au cours de la soirée par le jeune et brillant Téo, un sacré funambule philosophe comédien, qui donnait la justesse de la voix à ce texte très abouti, sous le regard de son auteure. Clin d’œil, je pense aussi à Nietzche qui a écrit dans sa tête ses plus fameux textes lors de ses ballades en montagne.

Il y a également, le chapitre « Le vestibule des causes perdues » qui donne le titre et une clé du roman, quand vos pas vous amèneront en page 282. Il y a cette Isabel, tour de Babel pour les pèlerins qui cherchent le repos. « Elle sourit, un sourire à tomber, et Mara se dit : si j’étais un homme je pourrais tomber raide dingue de cette femme en un claquement de doigts. Elle ne savait pas que les hommes tombaient amoureux d’Isabel en un quart de seconde ». (page 291). Parlez-moi d’amour justement, chemin faisant, des couples se forment et s’affirment.

Cette grande évasion des personnages en quête du bout de l’Europe, rien à voir cependant avec Les Chemins de la liberté, ce film (2011) de Peter Weir qui relate l’évasion de prisonniers du goulag sibérien sur un parcours de 10 000 km à pied l’hiver. Les personnages de Manon ont librement consenti leur sort et leurs aspirations à en découdre avec leurs pieds chauffés aux chemins de Compostelle.

Manon écrit avec sa caméra stylo et tous ses mots évoquent des images. Pas de ces cartes postales figées et impressionnistes pour touristes exhibitionnistes, mais de ces tronches de vie qu’on n’oublie pas et qui vous marquent le paysage de tourner une nouvelle page en leur compagnie.

Belle œuvre vraiment, que ce premier roman d’une toute jeune écrivaine douée qui ne s’emmêle jamais les lacets et ne joue pas le Petit Poucet à jeter des cailloux sur son chemin pour se retrouver au point de départ. Sa démarche lente et anguleuse va de l’avant. A la lire, on suivrait ses personnages au bout du monde. Le monde, elle en connait des mappemondes. Elle crèche entre Paname, la Hongrie et l’Espagne, c’est pour vous dire déjà la richesse où la mènent ses pas. Je lui souhaite bien sincèrement d’autres livres à publier et nous entrainer à nouveau dans son sillage vers un autre long voyage littéraire si agréable à ses côtés, qu’on s’y croirait !

Manon Moreau : Le vestibule des causes perdues, éditions Delphine Montalant, 399 pages, février 2011, 22 euros