« Affreux, sales et méchants » : ces salauds de pauvres !

« Affreux, sales et méchants » : ces salauds de pauvres !

Ettore Scola en 1976 tourna dans un bidonville de Rome un film qui fit grand bruit dans le landerneau aceptisé du cinéma italien. La comédie italienne éclaboussait les critiques de son trop de réalité pourtant jamais montrée de façon si crûe, cruelle et sauvage à l’écran. L’humour corrosif remisa les poncifs. Carlotta Films a eu l’excellente idée de remettre au goût du jour ce film, certainement l’un des plus dérangeants qui élève la critique sociale à son apogée, mieux que tous les traités d’histoire et de sociologie. Vive le cinéma de la comédie humaine !

Affreux, sales et méchants (1976) se situe entre deux chefs d’œuvres de Ettore Scola : Nous nous sommes tant aimés (1974) et Une journée particulière (1977). Ce film fer de lance de la comédie italienne était prévu au départ pour être un documentaire consacré à la banlieue de Rome dans le quartier du Monte Ciocci depuis lequel on aperçoit le faste étranger de la basilique Saint-Pierre. Amen ! Même que Pier Paolo Pasolini déjà au fait des borgate (bidonvilles) depuis son film Accattone (1961) devait prêter sa voix off à une préface. Seulement être homosexuel, communiste, écrivain, poète et cinéaste, ça ne se faisait pas encore à l’époque. Il joua la vie brève et pointa son absence ! Dommage, car sans doute alors, il aurait tapé du poing en évoquant le « génocide culturel » déjà dénoncé avec vigueur dès les années 70 dans ses écrits. Cette déculturation aux forceps de la société de consommation allait jusqu’à créer une perte de la langue des habitants des bidonvilles. Le cyclope Nino Manfredi s’exprime dans un dialecte des Pouilles d’où il est originaire, tandis que la grand-mère gobe les téléfilms en angliche à la téloche pour causer et prendre les tiques outre Atlantique. La version catho affrontait la vision marxiste du lumpen prolétariat pour appréhender ce phénomène de la grande misère à la périphérie des villes. A ma droite, on vous proposait la rédemption dans l’au-delà après un passage sur terre misérabiliste et à ma gauche la lutte pour l’émancipation bien encadrée.
Aussi étonnant et malgré l’influence manifeste de Pasolini, Ettore ne répondit à aucune de ces deux engeances par trop simplistes. Bien heureusement, car alors on aurait eu à visionner un film chiant et militant. C’est toute la force de la comédie italienne qui prend corps dans ses personnages situés dans l’ombre de la société : les invisibles qui sont présents sur le plateau. Car, à part Nino Manfredi, toutes les actrices et tous les acteurs sont originaires du bidonville. Encore un clin d’œil à Pasolini qui avait l’habitude d’intégrer des gens du terroir pour ne pas trahir son sujet et être le plus proche de la réalité. Autre clin d’œil, on retrouve Ettore Garafalo, acteur d’Accattone, étonnant non, dans une fâcheuse posture pour la spectatrice végétarienne que je suis, quand il dévore à pleines dents carnassières des abats crûs puants le sang frais ! C’est à gerber !

J’accorde toute ma ferveur et ma sympathie à cette comédie italienne, tout comme au réalisme poétique du côté français, qui donnait la part belle à des personnages marginaux, avec en plus l’humour à nul autre pareil que distille la comédie italienne souvent déjantée.

L’histoire est très simple à résumer. Giacinto (Nino Manfredi absolument renversant) règne sans partage sur toute la smala composée de sa femme, leurs dix enfants, les conjoints, maîtresses, la grand-mère, soit au total une bonne vingtaine de personnes qui vivent la promiscuité sous le même toit. Soumis à sa tyrannie sous le prétexte qu’il détient un magot d’un million de lires, qu’ils rêvent tous de lui dérober.
Voleurs ! Crapules ! On touche pas à mon pognon. ! L’œil que la chaux vive a crevé, c’était le mien ! Et l’argent aussi de l’assurance, il est à moi ! C’est clair ? Sinon je peux vous éclaircir les idées à coups de fusil ! Salauds, enculés ! C’est ma maison, je l’aiconstruite de mes mains, tôle après tôle. Vous y habitez comme à l’hôtel, mais gratuitement sans sortir un sou !

Giacinto trinque toute la journée à la santé de ses admirateurs qui débarrassent le plancher pour revenir avec la recette de leurs petits larcins. Et comme par hasard, c’est Tommasina (Clarisse Monaco, peut-être une princesse cachée de la principauté !), la bimbo du bidonville qui fait des photos en montrant son cul au plus offrant à la ville. C’est une cover girls payée et respectée, ainsi la présente sa mère à tous les garçons du bidonville qui voudraient se la fourrer. La gamine en bottes jaunes et jupette, qui est chaque jour de corvée d’eau et qui doit rassembler le cheptel des gamins qui pullulent pour les emmener dans une espèce de cage en fer, rêve devant son image torchée en papier glacée. Si tu montres tout, ça va jusqu’à 20 000 lires de l’heure.

Et puis, vous connaissez toutes et tous les joies de la famille que l’on ne s’est pas choisie. Dans la bouche de Giacinto, c’est explicite : Salopards ! Je vais vous virer d’ici ! La famille, c’est comme la merde, plus elle est proche et plus ça pue !

L’élément déclencheur du film revêtira les bourrelets d’une femme prostituée un peu simplette, qu’il ramène sous le toit pour la coucher dans le lit nuptial. La femme légitime réunit le conseil de la famille élargie qui vote à l’unanimité le meurtre de Giacinto, lors d’un banquet où la mort au rat distillera l’estomac du millionnaire débonnaire. Je ne vais pas tout vous raconter quand même !

Ce film est amoral et politiquement très incorrect. Où l’on y rit, pleure et tape dans les mains tellement les personnages sont pris sur le vif. Ils ne répondent plus à aucune norme sociale, tant ils sont en décalage et qu’ils n’existent plus que pour assouvir leurs pulsions élémentaires de survie au grand dam des femmes qui en sont les premières victimes.

La gamine en bottes jaunes du début du film a à peine grandi. Dans les toutes dernières images du film, elle porte déjà dans son bide le fardeau d’un futur nouveau-né. Que nenni le planning familial pourtant salutaire sous ces contrées ! Et comme j’en viens à parler des images, attardons-nous un instant sur le regard du cinéaste dans les plans qu’il nous donne à voir à l’écran. Il ouvre son film sur deux plans séquences fabuleux, digne des westerns de Sergio Leone. Il pointe sa caméra dans des travellings circulaires à 360°où il balaie la famille entassée qui se réveille et se met en branle. Comme pour un décor de cinoche, un mur de la baraque est amovible, ce qui permet l’ouverture circulaire du champ de la caméra. Belle trouvaille, on s’y croirait ! On est présents avec les personnages.

Ettore Scola est en mesure d’aborder tous les sujets qui fâchent et avec Affreux, sales et méchants, le scandale de la misère s’affiche et démystifie certains discours amers. Revoir ce film, c’est aussi se plonger dans notre réalité. Les tentes ont remplacées les taules des casbas et la misère sociale du début du 19ème pointe son dard, comme si rien n’avait changé. Les salauds de pauvres du film d’Autant-Lara, de nos jours rêvent d’écrans plats et se reproduisent comme des lapins. Ils n’ont rien à envier à leurs descendants, si ce n’est qu’ils ont juste oublié de se révolter, de rester digne sans tendre la main. Pour reprendre les derniers mots du désormais célèbre ouvrage de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! : Ettore Scola est de la verve de ces cinéastes qui par l’humour et la dérision de la comédie italienne proclament : Créer, c’est résister. Résister, c’est créer. La misère n’est pas une fatalité !

Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola, 1976, nouveau master restauré HD, version originale / version française / sous-titres en français, couleur, durée du film 111 minutes, distribué par Carlotta Films, 19 janvier 2011, 14,99 euros

Hélas sans suppléments !