Le rock progressif pour les nuls…

Le rock progressif pour les nuls…

Qui l’eût cru ? Le rock progressif revient à la mode… Adulé au début des seventies, puis rejeté par une partie de la critique et des médias au cours des décennies suivantes, ce bon vieux prog – terme familier utilisé par les aficionados du genre – refait surface avec un ouvrage touffu, Anthologie du rock progressif - Voyages en ailleurs, offrant une analyse passionnante de ce mouvement musical. L’auteur, Jérôme Alberola, y commente pas moins de 160 disques issus de l’histoire colorée de ce prog rock décidément tentaculaire…


L’interview :

Thierry de Fages : Votre précédent livre traitait du hard-rock. Quel lien établissez-vous entre Anthologie du rock progressif et Anthologie du hard rock ?

Jérôme Alberola : Les deux livres proposent une approche à la fois sociologique, humaine et historique. J’ai souhaité rendre hommage à des musiques méconnues ou faisant l’objet de clichés, et montrer à quel point ces genres musicaux ont été, chacun à sa façon, importants dans la grande aventure du rock, dans l’esprit, voire la vie de leurs fans. Montrer aussi, certes avec prosélytisme, qu’elles étaient sources d’intenses plaisirs auditifs.

Dans ce copieux ouvrage de près de 800 pages, vous commentez en détail 160 disques couvrant 40 ans de musiques progressives. Quelle ligne particulière avez-vous suivie pour retenir certains éléments discographiques et en écarter d’autres ?

Jérôme Alberola : J’ai essayé objectivement de retenir les groupes les plus importants évoluant dans le rock progressif en retenant les fondamentaux les plus connus du grand public, mais aussi ceux qui ont le plus contribué à créer les caractéristiques essentielles de ce genre musical. En fait, il s’agissait de montrer que le rock prog a emprunté des voies très variées au cours de ces quarante dernières années. A mon avis, c’est le courant qui a le plus inspiré les autres genres musicaux, notamment il a influencé des groupes extrêmement vendeurs comme Muse et Radiohead.

Quand est apparu ce terme étrange de « rock progressif » que certains trouvent d’ailleurs pompeux ?

Jérôme Alberola : Plusieurs hypothèses sont retenues. En français, le rock progressif vient d’une déformation phonétique et sémantique du « rock progressiste », dans le sens d’apporter un progrès musicologique et incrémental dans le rock. Le terme « progressiste » est censé également apporter une nouvelle fusion du rock. Mais ce terme existait déjà autour de la notion de jazz progressiste à la fin des années 50.

On trouve dans votre ouvrage une importante liste de chroniques de disques des grands ténors du prog (Pink Floyd, Genesis, Yes…) mais aussi les œuvres de certains grands noms de la période classique, au succès plus confidentiel. Je songe par exemple à Caravan, dont vous chroniquez l’excellent In The Land of Grey and Pink (1971), que vous classez parmi les dix pièces maîtresses de ce bon vieux prog rock. En outre, la formation Camel fait l’objet de quatre chroniques…

Jérôme Alberola : Ces deux dernières formations sont moins connues du grand public, comme King Crimson, Van Der Graaf Generator ou Jethro Tull qui sont tout autant cotés chez les amateurs de rock progressif. Tous ces groupes ont contribué à l’évolution du genre et à sa reconnaissance par la critique. Les amateurs de rock progressif les connaissent bien mais il est vrai qu’ils étaient à l’époque moins connus du grand public. Cela m’a donné envie de faire découvrir dans cette Anthologie ce bouillonnement foisonnant du rock prog des seventies qui ne peut se limiter aux trois géants que sont Pink Floyd, Genesis et Yes. Néanmoins, Jethro Tull a vendu près de 60 millions de disques au cours de sa carrière. Et par disques, il faut entendre albums, car il y a eu très peu de singles de rock progressif – qui n’était pas et n’est toujours pas vraiment au format adéquat !

Dans la deuxième partie des seventies, un changement brutal s’opère sur le plan de la perception médiatique du rock progressif. Vous écrivez – page 73 – que « le rock progressif passera aux yeux des observateurs, du rang de genre musical le plus populaire de la planète à celui de musique ringarde, prétentieuse et – pire que tout – peu authentique ». Pourquoi à votre avis la presse musicale de l’époque a t-elle tant véhiculé d’hostilité (et de clichés !), voire de haine envers ce courant tellement novateur ?

Jérôme Alberola : D’abord, le rock progressif n’était plus vraiment une musique novatrice à la fin des années 70. Les groupes, toutes tendances musicales réunies, avaient tendance à reproduire la même formule. Ensuite, ce courant ne s’inscrivait plus dans l’air du temps en termes de modes, contrairement à la contre-culture, qui privilégiait un rock dit urbain, sauvage et animal. Enfin, les journalistes étaient lassés de la grandiloquence du prog jugée prétentieuse, complètement en décalage avec le discours du punk et la légèreté festive de la disco. Il est vrai que le prog avait tendance à tomber dans ses propres clichés.

Pourtant, il existait de nombreux disques complètement nihilistes de la part des ténors du prog des seventies qui auraient dû séduire les punks comme Animals des Pink Floyd ou Godbluff de Van Der Graaf Generator…

Jérôme Alberola : Je suis tout à fait d’accord. J’ai d’ailleurs chroniqué Animals dans l’Anthologie et quand on lit les paroles, elles sont autrement – sur les plans artistique et politique - plus noires, violentes, nihilistes que celles de n’importe quel groupe punk. Quant à Van Der Graaf Generator, c’est peut-être le seul groupe de prog qui a échappé à l’opprobe des punks. Lors d’une conférence de presse, Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols, avait signalé que Peter Hammill était sa principale source d’inspiration – ce qui n’est guère étonnant car le chanteur de Van Der Graaf Generator, dans le bon sens, est un être complètement déjanté. D’ailleurs, le mode de chant de Rotten rappelle parfois celui de Hammill !

Des groupes frais et pimpants comme Rush, Kansas, Saga ou Styx vont offrir au fil des années de nouvelles couleurs au prog, proposant des sonorités pop, FM ou hard peut-être plus accessibles que celles des groupes historiques comme Yes, King Crimson, Emerson, Lake & Palmer ou Van der Graaf Generator …
Vous chroniquez d’ailleurs un opus du célèbre Supertramp, groupe qui semble constamment écartelé entre les familles Prog et Pop !

Jérôme Alberola : Le cas de Supertramp est tout à fait à part, car ils cassent la baraque – artistiquement et commercialement – avec Crime of the Century (1974), en proposant au grand public une pop raffinée et plaisante. Bourré de tubes, Supertramp connaît son plus grand succès commercial avec Breakfast in America (1979). Le grand public ignore souvent que Supertramp a produit de superbes opus, plus proches du prog, comme Even in Quietest Moments (1977), que j’ai chroniqué dans l’Anthologie. Par exemple, dans ce disque, « Fool’s Overture » a une architecture très progressive. Supertramp n’est peut-être pas un groupe purement progressif mais le lien reste vivace avec le genre prog. Dans son passionnant ouvrage Chroniques du Rock progressif (1967-1979)(1), Frédéric Delage partage mon point de vue.

Cette histoire du rock progressif, qui s’étale sur près d’un demi-siècle, s’avère mouvementée, enrichie constamment de courants novateurs. Votre Anthologie semble également s’attacher à décrire le propre style musical et les influences de chacun de ces groupes. Peut-être est-il utile d’appréhender certains termes légèrement ésotériques comme « néoprogressif », « prog symphonique » ou « prog metal », qui essaiment Anthologie du rock progressif

Jérôme Alberola : On peut dire que dans les années 70, il y a quatre voies, comme je l’explique dans Anthologie du rock progressif. Il y a un prog très influencé par le jazz, c’est l’école de Canterbury (fin années 60) avec comme formations phares Caravan et Soft Machine. Ce dernier groupe avec Robert Wyatt va produire une musique complètement géniale mêlant rock et jazz. Quant à Caravan, il connaîtra des développements mélodieux et plus symphoniques. La deuxième voie offre un prog rock très construit, avec des ruptures de rythmes, sur des morceaux à tiroirs. Le meilleur exemple est peut-être Genesis avec Peter Gabriel. On pourrait d’ailleurs le classer comme rock prog classique, ce qui peut sembler curieux. La troisième voie représentée par le prog symphonique, bien que marquée par le jazz, est avant tout influencée par une musique classique très symphonique, comme le groupe Yes. Enfin la quatrième voie, que l’on pourrait qualifier de « space rock », est personnifiée par Pink Floyd. C’est sans doute la voie de Genesis qui a été la plus copiée, et celle qui a amené le courant néoprog. Celle des Floyd est plus complexe, offrant un débat permanent. Est-ce du prog ? du psychédélisme ? Pour le prog, on peut raisonnablement se référer à des disques comme Atom Heart Mother, Meddle, et Wish You Were Here. Quant au néoprog, il apparaît au début des années 80 : il s’agit d’un nouveau courant progressif, inspiré du rock prog des seventies et dont la figure de proue est incontestablement Marillion. Avec IQ et Pendragon, il constitue la triade majeure qui occupe le terrain musical dans une période de traversée du désert du rock progressif. Et ces trois groupes ont vraiment tenu la baraque avec un brio renversant ! Il y a aussi Pallas et Twelfth Night. Quant au metal progressif, il a commencé au début des années 90, influencé à la fois par le hard rock et le heavy metal. Ce courant a été développé par des groupes qui voulaient sophistiquer leur hard ou heavy. Iron Maiden l’a fait avec le fabuleux Seventh Son of A seventh en 1988. Il le fait aujourd’hui en partie depuis deux ou trois disques dont le récent The Final Frontier qui est un opus de heavy metal très progressif. Ca été aussi le cas de Queensryche, un groupe de heavy metal qui est également coté chez le public progressif. On leur doit un opus majeur qui s’appelle Operation Mindcrime. Il y a encore un courant progressif fusion, inspiré par le rock, le jazz et d’autres styles, reprenant des fondamentaux du rock progressif. Il est apparu au début des années 2000 avec des groupes comme Mars Volta. Enfin, le progressif a aussi contaminé le death metal, musique extrême en l’occurrence, en créant un death progressif dont la figure de proue est Opeth, un groupe absolument génialissime. D’ailleurs, il reprend beaucoup plus les codes fondamentaux du rock progressif des années 70 qu’un groupe comme Dream Theather par exemple.

Bon nombre de formations de rock progressif se nourrissent d’influences littéraires et artistiques. La science-fiction semble également une source majeure d’inspiration de la sphère prog. Pourquoi ?

Jérôme Alberola : Tout simplement parce qu’une des caractéristiques du progressif sur laquelle on n’insiste jamais assez, c’est sa dimension onirique, par la thématique des paroles des auteurs, les envolées lyriques et les longs développements instrumentaux du rock prog d’où le sous-titre de mon ouvrage « Voyages en ailleurs ». Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, le rock prog a toujours eu des accointances très fortes avec la science-fiction.

Dans votre Anthologie, Marillion, emblème du courant néoprogressif, se taille la part du lion avec pas moins de seize chroniques…

Jérôme Alberola : Comme je vous l’ai dit, Marillion a tenu la baraque avec brio lors de la traversée du désert du prog (années 80) quand plus personne ne pariait un kopek sur ce genre. Marillion est le groupe qui a assuré le lien entre la génération du rock prog des seventies et celle du revival des années 90. C’est aussi la formation qui a fait le plus évoluer le genre, parce que partant d’un rock progressif dans la lignée d’un Genesis de la période Peter Gabriel, il l’a amené à une création inédite et immédiatement reconnaissable avec une pop progressive qui ne trahissait jamais les codes fondamentaux tout en revenant quand il le fallait à un rock progressif de pure essence comme dans l’album Marbles (2004). Enfin, Steve Hogarth, la plus belle voix du rock, jugement subjectif mais souvent partagé, sublime une musique riche aux mélodies fines ou emphatiques. Près de 30 ans après son premier album, Marillion a enfin réalisé l’une des plus belles carrières, non achevée, du rock progressif.

Spock’s Beard, groupe emblématique de la troisième génération du rock progressif et qui a sorti il y a quelques mois X son dixième opus, paraît incontournable. Vous lui consacrez cinq chroniques. Comment formuleriez-vous la modernité de Spock’s Beard ?

Jérôme Alberola : A mon avis, Spock’s Beard nous offre une grandeur innovante, surtout grâce à son leader Neal Morse, qui a fait également en solo une carrière brillante par la suite. Sa modernité ? C’est le plus grand groupe des années 90, reconnu par tous, avec The Flower Kings. Les gens pensent quand même que Spock’s Beard est un peu au-dessus des Flower Kings, dont il y a toujours du très bon mais un peu de remplissage, ce qui est dommage. En fait, Spock’s Beard a reproduit les codes fondamentaux du prog originel des années 70, en les dotant de la modernité d’enregistrement de son époque. Ce que j’aime beaucoup chez Spock’s Beard, à qui j’ai consacré tant de pages, c’est que l’on retrouve sur chacun de ses albums une vraie gaieté et un réel enthousiasme très communicatif de jouer ensemble, un peu dans l’esprit des années 70. Les membres de Spock’s Beard sont des instrumentistes extrêmement doués.

The Flowers Kings et Porcupine Tree bénéficient également d’un énorme capital de sympathie chez les amateurs de musiques progressives. Qu’ont-ils apporté à l’univers rock ?

Jérôme Alberola  : The Flower Kings, mis à part les petites réserves faites, reste l’un des deux groupes majeurs des années 90. Quant à Porcupine Tree, c’est un groupe un peu à part parce qu’il a réhabilité le côté intello qui était devenu pompeux et insupportable au cours des années 70. Et de fait il bénéficie d’une large reconnaissance, y compris celle d’une critique qui détestait par ailleurs le rock progressif. Porcupine Tree, jusqu’avant Stupid Dream (1999), sort des albums de rock expérimental tendance psychédélique de très bonne facture avec une charge fortement lyrique. Par la suite, il a fait évoluer ce rock expérimental vers un rock progressif très moderne, le teintant de metal progressif.

Pour conclure, comment voyez-vous l’avenir du prog ?

Jérôme Alberola : Depuis à peu près le début des années 2000, tout ce qui est progressif est devenu une sorte de label de qualité, c’est à dire que l’on considère aujourd’hui comme progressifs des groupes qui ne le sont pas vraiment ou qui d’ailleurs ne veulent pas l’être. Dès que ça sort un peu des sentiers battus du rock formaté, standardisé et que l’on entend à la télé, on met l’étiquette « progressif ». Cette caution est une belle revanche : progressif veut dire maintenant « c’est bien ». Toutefois, si tout est estampillé progressif, ce terme ne voudra plus rien dire. Je crains qu’à force de récupération par l’intelligentsia et la critique, le rock progressif des années 2010 subisse une espèce de dilution. Ce ne sera pas le cas des vrais groupes qui honorent l’essence du genre qui existaient déjà dans les années 80/90 et qui n‘ont pas attendu ce retour en grâce, ou comme ceux des années 2000 tels Beardfish ou Unitopia. De manière plus optimiste, je crois que le rock prog continuera à fusionner avec d’autres genres musicaux, comme il l’a toujours fait.

(1) Frédéric Delage, Chroniques du rock progressif (1967-1979), éditions La Lauze, 2001. F.Delage écrit notamment – page 204 - dans sa chronique de Even in Quietest Moments : « Si Supertramp est souvent considéré comme un pur groupe de pop, la sophistication de sa musique et de ses arrangements, ses accents aériens voire symphoniques, sans parler de ses premières influences, en font parallèlement un évident représentant de la mouvance progressive des années 70, certes atypique mais incontournable. » […]

Jérôme Alberola, Anthologie du rock progressif Voyages en ailleurs, éditions Camion Blanc, préface de Pierre Bordage, 800 pages, 2010 Prix : 38 euros