Des hommes et des dieux : le cd spirituel

Des hommes et des dieux : le cd spirituel

La parution du nouveau CD du Concert Spirituel est un évènement, à plus d’un titre.

Tout d’abord, il faut saluer l’entreprise de ce chef, qui défend avec une exigence et une conviction inébranlables depuis des années un répertoire souvent mal connu et magnifique, exhumant des bibliothèques, comme c’est le cas ici, des musiques qui n’ont jamais été jouées depuis leur création pour créer autour d’elles un véritable élan du public. D’après nos informations, le programme Fastes des cathédrales sous Louis XIV, conçu autour de la messe de Requiem de Pierre Bouteiller, tourne maintenant depuis 2 ans, avec plus de 20 dates à son actif (nous avons eu l’occasion de le voir déjà 3 fois en concert), et d’autres dates sont encore à venir, notamment, en juin prochain, l’ouverture du très couru Festival des Flâneries musicales de Reims, en la cathédrale, pour en célébrer le 800ème anniversaire.

Découvert par Hervé Niquet lui-même à la Bibliothèque Nationale, le fascicule contenant les œuvres de Pierre Bouteiller est l’objet d’un enregistrement officiel pour la première fois. Il faut s’en féliciter.
Le chef et son équipe ont su rassembler pour le disque l’essentiel des qualités qui font le succès de leurs concerts, même si le résultat est nécessairement différent de l’atmosphère créée en direct dans des lieux aussi magiques que l’Abbaye aux Dames de Saintes ou l’Oratoire du Louvre à Paris.

Comme le souligne le chef lui-même, en introduisant ses concerts avec panache, le programme vise à reconstituer ce qu’aurait pu être l’Office funèbre d’un grand du royaume aux alentours de 1700. A cet effet il a rassemblé un certain nombre de pièces pour compléter l’office, la Messe des morts de Bouteiller ne comportant elle-même que ce qu’on appelle le propre. Cela nous vaut d’entendre de surcroît de magnifiques pièces instrumentales (toutes d’ailleurs d’origine vocale), en lieu et place de Prélude, Méditations, Offertoire et Elévations, de compositeurs tout aussi oubliés, comme Henri Frémart, Pierre Hugard ou Louis Le Prince, ainsi que deux improvisations à l’orgue, réalisées avec maîtrise par le talentueux François Saint-Yves. Le Stabat Mater de Sébastien de Brossard complète ce programme, avec d’autant plus d’à-propos que ce dernier a contribué à la préservation des œuvres de Pierre Bouteiller. Seul a disparu par rapport au programme de concert un De profundis de Marc Antoine Charpentier, qui, pour efficace et théâtral qu’il soit en direct, ne compte pas parmi les meilleures œuvres du compositeur.

Hervé Niquet précise que les monastères, chapitres et couvents achetaient la musique livre par livre : les partitions, où les différentes voix polyphoniques étaient publiées les unes au-dessus des autres, n’avaient pas encore supplanté le principe de l’édition des voix une par une, courant à la Renaissance. Et, dans ce contexte, les communautés exécutaient les parties des polyphonies en formations vocales homogènes : dans les couvents de femmes, les voix graves sonnaient à l’octave supérieure, propre aux voix féminines, et, à l’inverse, dans les monastères masculins, les voix aigues étaient chantées aux ténors et haute-contre, la voix de soprano sonnant du coup entre la voix d’Altus et la voix de Tenor.
C’est précisément ce choix qui a été retenu pour ce programme : les 5 voix de la polyphonies sont tenues par 2 chanteurs (4, pour les haute-contre). Pour enrichir le spectre sonore, Hervé Niquet a choisi de doubler chaque partie par un instrument à archet, l’effectif allant de la petite basse de violon à 5 cordes à la basse de violon, en passant par la viole de gambe et la contrebasse, sans oublier le soutien de l’orgue positif dans la basse continue.

Au concert, ce dispositif, mis en valeur par les pièces instrumentales, et plusieurs interventions purement instrumentales, au sein même des pièces vocales, sonne d’une façon absolument extraordinaire, les harmoniques des cordes prêtant une qualité tantôt ronde, tantôt tranchante aux attaques et aux lignes mélodiques. Au disque, on sera surpris de constater que la prise de son a gommé toutes les aspérités des cordes, privilégiant une image sonore ronde et riche, qui se défend tout aussi bien.
On ne sait ce qu’il faut admirer davantage, de la musique elle-même (les sommets du programme sont sans aucun doute le Pie Jesu de la Messe, l’Elévation de Hugard, et la fin du Stabat Mater de Sébastien de Brossard), de la sonorité de l’ensemble, qui maintient sa capacité à envoûter, grâce à un travail de lecture remarquable du chef, ou les qualités des interprètes, chanteurs aussi bien qu’instrumentistes.

De la musique, qui nous surprend par sa capacité émotionnelle, sa justesse, son énigmatique efficacité, il faut souligner la subtilité d’un dispositif d’écriture qui doit beaucoup à ce qu’on appelle la Prima practica, comprendre l’écriture à l’ancienne, dans le style du vieux contrepoint flamand de la Renaissance. C’est un peu plus subtil, dans les faits, puisque, même dans des pièces très contrapuntiques, telles que le Pie Jesu ou l’Agnus Dei, qu’on pourrait croire sorties de la plume de Roland de Lassus (tout comme la Méditation de Louis Le Prince, ou l’élévation de Hugard), on trouve des récits de 1 à 2 voix isolées, soutenues par la basse continue, dans un style donc plus concertant, plus moderne. La technique polyphonique de Brossard, plus moderne, plus authentiquement baroque, n’est pourtant pas beaucoup éloignée de celle de Bouteiller, dans la maîtrise du contrepoint, et le développement de ses procédés. Le voyage est captivant, et c’est de bonne grâce que nous nous laissons embarquer.

Le travail d’interprétation que le chef impose à l’ensemble, parvenant à offrir un véritable kaléidoscope des possibilités d’un dispositif qui aurait pu engendrer la monotonie, est tout simplement remarquable. Il faut souligner ici que c’est aussi la lecture d’un artiste qui sait exactement comment interpréter le motet français, comme il l’avait encore démontré lors des concerts présentant les si difficiles motets de Rameau à la Chapelle Royale de Versailles. La rhétorique de cette musique austère et exigeante est parfaitement assumée, jusque dans ses plus extrêmes conséquences, ce qui aboutit à de véritables explosions sonores, auxquelles on n’est plus habitué, hélas, en musique baroque, mais qui sont pourtant parfaitement cohérentes avec les partitions. Une doctrine de fer préside à ce travail, et le chef enjoint ses chanteurs à une discipline particulièrement exigeante concernant les couleurs, les voyelles, les articulations, un travail qui fonctionne à merveille, à en juger par le résultat, qui passe aussi bien aux micros qu’aux concerts. Aux instruments il demande également de chanter, et nous sommes absolument convaincus.

Les interprètes sont simplement formidables. L’équipe de cordes est absolument malléable aux intentions du chef, et parfaitement homogène, au point qu’il est parfois difficile de distinguer la petite basse de violon de Tormod Dalen de la viole de gambe de Yuka Saïtô. Pourtant, chacun des violoncelles réunis a sa particularité, sa sonorité propre, sa voix, son timbre, et ce n’est pas le moindre des miracles que de réussir à dégager une couleur commune d’individualités distinctes. On peut au demeurant faire la même observation à-propos des chanteurs, dont les voix, très contrastées et complémentaires, parviennent à chanter ensemble en donnant de vraies couleurs de pupitres, ce qui est pourtant particulièrement difficile lorsqu’on est à 2 par voix. Les pupitres de hautes-tailles et de tailles sont particulièrement excellents, ainsi que les basses-contre, qui soutiennent et sous tendent littéralement l’ensemble harmonique, bien que la prise de son amoindrisse quelque peu leur présence, par rapport aux concerts. On pourra peut-être regretter que les hautes-contre n’aient pas toujours la même qualité de mordant, tout en précisant que c’est toujours une tessiture délicate à distribuer et à équilibrer.

On pourra éventuellement discuter le choix de confier tel ou tel verset aux instruments plutôt qu’aux chanteurs (en particulier le verset initial du Stabat Mater, qui, malgré la splendeur de l’exécution, nous prive des paroles initiales de la Séquence, et la font commencer sur un très beau récit de basses, Cujus animam gementem). Tout cela est malgré tout relatif, et ne saurait amoindrir le bonheur que nous prenons à déguster ce cru particulièrement réussi du Concert Spirituel, que nous ne serions comparer qu’à quelque grand Vin de Paille, dans le Jura, aux couleurs intenses et aux arômes à la fois ronds et corsés.

Dans ce voyage au bout de l’austérité, au terme duquel ils redécouvrent des délices tout paradisiaques, Hervé Niquet et son équipe se hissent aux mêmes hauteurs de vue que les héros de Des hommes et des dieux. Décidément, la vie culturelle nous gâte, ces temps-ci !

Des hommes et des dieux : Parution du nouveau CD du Concert Spirituel / Hervé Niquet Requiem pour Voix d’Hommes De Pierre Bouteiller