Frank Borzage, le « poète du couple » !

Frank Borzage, le « poète du couple » !

Carlotta Films une fois encore conjugue le cinéma muet de la fin des années trente pour nous offrir un coffret Frank Borzage de quatre films issus du cinéma hollywoodien qui décapent nos représentations du 7ème art. Dans son style à part entière, raconteur d’histoires, il est passé maître dans les mélos flamboyants, tant « L’amour fou » qui se dégage de ses images a émû aux larmes les surréalistes et Marcel Carné !

Tout d’abord, Frank Borzage (1893 / 1962) vécut hors du commun son rapport au cinéma. Issu d’une famille italienne modeste, il travailla dans une mine d’argent à l’âge de douze ans pour se payer des cours d’art dramatique par correspondance. Puis accessoiriste, garçon de courses, il s’engagea dans une compagnie théâtrale et tourna dans tout le pays. Son premier rôle, sans casser d’œuf, sera Hamlet. Excusez du peu ! 1912 sera la date de son entrée par la petite porte à Hollywood. Les westerns se ramassent à la pelle sous la direction de Thomas Ince. En 1916, c’est derrière la caméra et à la chaîne qu’il réalisa quinze films. En 1925, il est engagé par la Fox et trotta aux côtés de John Ford et Raoul Walsh sous la casaque de la célèbre firme. Il sera bientôt surnommé « le poète du couple ».

Crépusculaire, « L’heure suprême » (1927) qu’il a réalisé la même année que « L’Aurore » (avec les deux mêmes acteurs principaux et chef d’œuvre de Murnau), met en scène à Montmartre tourné en studio, Chico l’égoutier à la dentition parfaite (Charles Farrell) qui ne rêve que d’une chose : voir luire le grand blond à ciel ouvert sous son balai. De sa bouche d’égout il entend une bagarre entre deux femmes et s’interpose. Des deux sœurs, la plus jeune, Diane (Janet Gaynor) gît sur le pavé tandis que l’aînée dans une crise de folie sous le joug de l’absinthe et la misère manque de peu de la tuer. Chico sauve la mise de
Diane et quand une ronde de poulets la menace de l’enfermer, il indique qu’elle est sa femme. Désormais, au septième ciel sous les toits de Paname, il s’habitue à la présence de la femme et apprend même à l’apprécier. Le réalisme opère la transformation de l’homme sauvage. Mariés dans la légalité, l’heure de la grande boucherie sonne le glas. Chico part à la guerre. Les amoureux se jurent que tous les jours à 11 heures, par la pensée, chacun songea très fort et communiquera avec l’autre. Jusqu’au jour où les rescapés rentrent au bercail. Chico manque à l’appel. Diane, mordicus jure qu’il est en vie. La dernière scène d’une émotion à son paroxysme transcende la victoire de l’amour céleste que ne manqueront pas d’applaudir les surréalistes et le public conquis.

« Ce que nous admirons aujourd’hui chez Nicolas Ray, est déjà sensible chez Borzage, ce frémissement d’une sensibilité tendre et déchirée, auréole d’une étrange pureté les destinées les plus sordides. Borzage a été l’un des plus grands peintres de l’amour à l’écran. Il a su fondre en un accord qui reste unique dans l’histoire du cinéma, la joie chaude et lumineuse du couple heureux et la sourde appréhension qui les avertit de la précarité de ce bonheur dans un monde brutal. ». (Henri Agel, in « Les plus grands cinéastes que je propose » (1967)

L’heure suprême de Frank Borzage, 1927, noir et blanc, sous-titré, 114 minutes

Dvd 1 / suppléments : L’heure suprême au septième ciel (20 minutes), un entretien avec Hervé Dumont, historien du cinéma et auteur de « Frank Borzage, Sarastro à Hollywood » / Frank Borzage 11 Avril 1958 (27 mn),
un entretien audio exclusif avec Frank Borzage sur les premières années et les grandes heures de sa carrière, de The Pitch o’Chance (1915) à Pavillon noir (1945) / Screen directors playhouse : « Day is done » (1955 – n & b – 25
mn), un film de Frank Borzage avec Rory Calhoun & Bobby Driscoll
Pendant la guerre de Corée, le soldat Zane découvre un clairon et apprend à se servir de l’instrument pour motiver les hommes… / galerie photos

« L’ange de la rue » (1928) nous propose une fresque digne du cinéma expressionniste allemand qui triture dans le sens du poil l’innocence des âmes avec la misère sociale. A Naples des quartiers crasseux du début du XXe siècle, Angela (Janet Gaynor) doit absolument trouver par tous les moyens l’argent qui lui permettra d’acheter un médicament pour venir en aide à sa mère mourante. Elle se résigne même à vendre son corps en bas de chez elle. Un garde chiourne l’arrête et elle est condamnée à un an de pénitencier pour racolage. Angela s’enfuit et se réfugie dans le tambour d’un cirque. A présent funambule foraine, un peintre ambulant (Charles Farrell) lors de ses périples ne la laisse pas indifférente. Il y a tout un travail autour de l’image, des ombres portées par les mouvements de caméra et l’invention d’une grue sommaire pour suivre les personnages dans les dédalles de la ville, qui marquent encore une fois l’inventivité de ce cinéaste bien inspiré. Drame sentimental fort entre deux personnages en résistance contre l’ordre établi.

L’ange de la rue de Frank Borzage, 1928, noir et blanc, sous-titré, 97 minutes

Dvd 2 / suppléments : L’ange de la rue, quête de la pureté (12 mn)
Avec Hervé Dumont / Frank Borzage : les ailes du désir (15 mn) : une analyse de Michael Henry Wilson, historien du cinéma « Chez Borzage, la passion est un levier prodigieux qui accomplit ce dont la raison, la science ou la médecine sont incapables. La seule aventure digne d’être vécue, c’est l’amour fou. » / Screen directors playhouse : « a ticket for thaddeus » (1956)
– N & B – 25 mn), un film de Frank Borzage avec Edmond O’Brien & Narda Onyx. Un immigré polonais souffrant d’un sentiment de persécution doit affronter la police après un accident d’automobile bénin… / galerie photos

« Lucky star » (1929), son dernier film muet représente encore sans conteste un moment très fort du cinéma de Frank Borzage ! On retrouve Janet Gaynor dans le rôle de Mary, la fille aînée de la veuve Tucker qui s’emploie à toutes les corvées dont celle d’aller vendre du lait aux ouvriers des lignes électriques. C’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance de Tim Osborne (Charles Farrell) qui se dispute du haut de son poteau avec son supérieur, à propos du manque de respect que ce dernier témoigne à Mary. La bagarre en apesanteur entre les deux coqs est interrompue par un message télégraphique qui signifie l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917. Mary attend Tim durant deux ans. Elle a beaucoup grandi et il est ému par son charme. Seulement, le guerrier est revenu infirme de ses guiboles. Difficile dans ces conditions de danser la gigue avec la belle incarnée. Une histoire somme toute banale au premier abord mais qui se fonde dans les décors de premier plan. On sent une complicité entre les acteurs que les jeux de lumière mettent en relief. Autant les films actuels de cette teneur me paraissent d’un fade, autant le fait que les acteurs qui ne parlent pas dans un crachoir jouent de tout leur corps et les expressions de leur visage, que ça en devient renversant. Et ces deux-là s’y accordent à la perfection.

Enfin, suprême cadeau offert par Carlotta Films, « La femme au corbeau » (1928 / 1929), un film perdu, reconstruit et commenté par Hervé Dumont, le spécialiste de Frank Borzage. Je pense que pour son époque, la scène où Mary Duncan en véritable vampe réchauffe de son corps nu son amant (Charles Farrell) est la cause de la grande crise de 1929 !

Juste un dernier mot, lorsque Frank Borzage donne la parole et les dialogues à ses personnages, son œuvre s’en trouve profondément modifiée même si ses thèmes de prédilection demeurent intouchables. Son engagement pour confirmer « quelle connerie la guerre » s’exprime avec son exaltation du roman d’’Ernest Hemingway « L’adieu au drapeau » (1932) où son héros déserte par amour. Autre engagement avec « Trois camarades » (1938) inspiré du roman d’Erich Maria Remarque qui dénonce en images avec une très grande lucidité les interactions de l’avènement du régime nazi.

Un très grand cinéaste prolixe à redécouvrir ou découvrir qui sait nous causer en images de quoi retourne le monde et les rapports complexes qui se jouent aux jeux de l’amour qui sait transcender le malheur.

Lucky star de Frank Borzage, 1929, noir et blanc, sous-titré, 96 minutes

DVD 3 / suppléments : La femme au corbeau (THE RIVER – 1928/1929 – N & B – 54 mn), un film de Frank Borzage avec Mary Duncan & Charles Farrell. Un film mythique et perdu de Frank Borzage présenté dans sa version « reconstruite ». Commentaire audio d’Hervé Dumont / Anarchisme poétique (12 mn), un entretien avec Hervé Dumont, historien du cinéma et auteur de « Frank Borzage, Sarastro à Hollywood » / Screen directors playhouse : « the day i met caruso » (1956 – N & B 25 mn), un film de Frank Borzage avec Lotfi Mansouri & Sandy Descher. Une petite fille élevée dans la tradition quaker voyage seule en train et fait la rencontre du célèbre chanteur d’opéra, Enrico Caruso… / galerie photos

Distribué par Carlotta Films, coffret 3 DVD avec un livret, prix 49,99 euros et chaque DVD Blu-Ray avec un livret, prix 19,99 euros, novembre 2010