« Rue Cases-Nègres » le film universel de l’émancipation par la connaissance !

« Rue Cases-Nègres » le film universel de l'émancipation par la connaissance !

Euzhan Palcy sort en 1983 ce chef d’œuvre du cinéma vivant, après un long combat pour faire accepter ce premier long métrage contre les esprits obtus et avec l’aide de François Truffaut. Elle le dédit « Pour toutes les rues Cases-Nègres du monde ». Il imprime l’écran de cinéma de plain-pied dans la réalité des années 1930 à la Martinique. Cette adaptation du roman de Joseph Zobel sait nous toucher en dénonçant les injustices d’un système économique aliénant dont les Noirs sont les premières victimes. Elle ne sombre pas dans le misérabilisme primaire et autres travers. Elle porte haut le créole. Elle nous enchante et nous conte aussi les temps d’aujourd’hui comme si presque rien n’avait changé, étonnant non ?

A six mille kilomètres de la métropole qui prépare l’Exposition coloniale de 1931 et qui montrera ses bons sauvages aux blancs becs, la Martinique vit à l’heure des vacances d’été. Au sein même de la plantation, la Rue Cases-Nègres, ses adultes s’échinent du soir au matin comme leurs ancêtres les esclaves, à part que eux travaillent volontairement pour un salaire de misère. Les maîtres d’autrefois il n’y a pas encore très longtemps sont devenus les patrons. Médouze, dépositaire des traditions orales est l’homme pont entre la mémoire des ancêtres déportés d’Afrique et la dure réalité, vitupère : « Ca n’a pas changé mon fils. Les békés (descendants créoles blancs des colons européens et appartenant généralement à la catégorie dirigeante de la société insulaire) gardent toutes les terres du pays. La loi interdit de nous fouetter mais ne les oblige pas à nous payer comme il faut ». Les enfants pendant ce temps aiment à « drivailler » au grand partage des saveurs créoles. « Ceux qui ont des repas copieux, ne pouvant pas y résister, et cédant à l’envie des autres camaradesnous conduisent chez eux et les partagent avec la plus joyeuse insouciance ». (Joseph Zobel, extrait de « La Rue Cases-Nègres »)

Parmi ses enfants, José le héros du film, onze ans, orphelin est élevé dans l’amour et la dureté de M’an Tine, sa grand-mère qui ne veut pour rien au monde qu’il travaille un jour à la canne. Car selon le succès ou leur échec scolaire, les uns se destineront à reproduire l’exploitation jusqu’à ce que mort s’en suive à la canne et pour les autres le certificat d’étude et le lycée à Fort de France… Le premier jour d’école, l’instituteur a écrit à la craie au tableau : « l’Instruction est la clé qui ouvre la deuxième porte de notre liberté, (lundi 2 octobre 1930) ». José est studieux et tangue entre l’enseignement officiel et celui que lui conte Médouze, son père spirituel. Son instit le pousse au certificat d’étude qu’il réussit puis au concours pour obtenir une bourse. Ce film magnifique m’a tout de suite fait penser à ce très cher Albert Camus enfant d’Alger dans un contexte de politique locale qui instaurait et imposait un débat national légal à travers deux catégories bien distinctes, dont celle des sous-hommes, les français musulmans. Camus orphelin de père et de mère analphabète a reçu lui aussi le soutien d’un homme intègre et émancipateur en la personne de son instit Monsieur Germain. Il n’y a qu’à lire son hommage à son instituteur pour être convaincu de l’importance de ce trait d’union entre la connaissance et son émancipation future au rang d’homme libre et révolté. José lui aussi se rend compte de toutes les injustices qui touchent « Rue Cases-Nègres » et les personnages parallèles du film concourent à son cheminement et graveront dans sa mémoire la prise de conscience de sa condition.

Euzhan Palcy, la réalisatrice qui a baigné dans les films d’Hitchcock et M le Maudit et Docteur Mabuse de Fritz Lang, a adapté avec l’aide précieuse de François Truffaut le roman de Joseph Zobel (1950). « Je ne voulais vivre et grandir que faire ce film. (…) Ce roman est comme une œuvre de Pagnol : tellement poétique, drôle et émouvant et tellement réaliste ». (Euzhan Palcy) José interprété par Garry Cadenat sublime d’exactitude voulait absolument joué son rôle. « L’acteur qui interprète José n’était pas celui prévu au départ car je l’imaginais plus grand. Il y avait quatre mille gamins pour le casting, et lui a tout bousculé. Il est arrivé devant moi en disant qu’il voulait jouer le rôle de José ! Je me suis mise à improviser avec lui et il me répondait, il connaissait l’histoire, il avait lu le roman. Il improvisait ». (Euzhan Palcy) On ne classera jamais cette très grande réalisatrice de cinéaste militante. Elle refuse d’être mise en boîte sous telle ou telle étiquette. Elle qui fera ses classes ensuite à Hollywood après avoir obtenu dix-sept prix internationaux donc cinq à Venise pour son premier film, coup de foudre universel. « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la politique en soi, mais plutôt comment les évènements politiques ou autres, vont affecter l’humain, comment cet être-là va se battre pour sa survie, les armes qu’il va utiliser pour cela et qui peuvent être diverses (l’amour, la violence, l’humour, le merveilleux etc). Donc me coller cette étiquette-là serait péjoratif, car on me refuserait la possibilité de réaliser des comédies, par exemple ». (Euzhan Palcy) Je donne tout à fait raison à cette grandiose Euzhan ! Les comédies italiennes ont prouvé l’impact et la force politique de ses propos dans un climat de dérision de bon aloi au lieu de certains films didactiques politicos chiants à crever !

On ne peut écrire sur ce film sans évoquer la richesse de la langue créole dont Euzhan a voulu de toutes ses forces retranscrire la signification des sonorités dans son combat justifié pour le respect de ses origines martiniquaises. « Ma langue maternelle est le créole. Les berceuses que les femmes me chantaient quand j’étais petite pour m’apaiser étaient le créole. Il est évident que, dans le milieu décrit dans Rue Cases-Nègres, les gens ne savent ni lire, ni écrire, et encore moins parler la langue de Voltaire. C’est ce que je me suis évertuée à expliquer à Michel Loulergue, un des producteurs qui me menaient la vie dure : il ne voulait pas qu’il y ait une seule phrase en créole dans le film ! (…) Je faisais des prises en français mais, dès qu’il avait le dos tourné, on les retournait en créole. Nous les avions appelées « les scènes volées de « Rue Cases-Nègres ». Céder aurait été impensable : imaginez-vous des coupeurs de canne totalement illettrés exprimant leur colère, vomissant leur frustration… en français ? ! Ca aurait fait rigoler le plus idiot des Français. » (Euzhan Palcy) Digne de la fable de nos ancêtres les Gaulois remis en humour de circonstance par le duo du métissage créatif entre Boris Vian et Henri Salvador !

Ce film est d’une vibrante actualité, les évènements de grève générale en 2009 proclamée aux Antilles par le LKP contre la «  profitation » du pouvoir blanc lui donnent raison. A la question pertinente de Victor Moisan (17 novembre 2009) « Justement, comment replacez-vous le film dans le contexte politique et social actuel ? Votre film, bien qu’universel, a aidé l’émergence d’une identité martiniquaise, antillaise et donc française ? » Euzhan répond : «  Absolument. Dans l’une des dernières scènes, on arrête le petit garçon métis qui est allé dénoncé son père, le gérant qui exploite les Noirs. Les gens qui chantent « Le pays souffre ». C’est encore d’actualité. La Martinique souffre, la Guadeloupe aussi, c’est aujourd’hui ! Les gens sont descendus dans la rue, ils ont soutenu ce mouvement. Ce film est d’une actualité brûlante !" (Euzhan Palcy) Un grand merci en passant à Victor Moisan à qui j’ai emprunté certains propos d’ Euzhan.

Un film actuel sur tous les fronts de tous les combats pour la dignité humaine. A voir, ou revoir ! Darling Légitimus dans le rôle de M’an Time, José, Médouze, tous ses camarades, l’instit et tous les personnages de « Rue Cases-Nègres » sont criants de vérité !

Je terminerai par les paroles de la chanson en créole interprétée à la fin du film et encore merci Euzhan Palcy. Longue vie à ton cinéma et porte haut les couleurs de ton premier film, un chef d’œuvre universel comme je les adore !

« Martinique tu souffres la vie fout le camp. Le jeune veulent s’en aller. Hommes et femmes sont désespérés. Pourtant la vie serait facile. C’est l’argent le difficile. Et pour ce qui est de la justice. Alors là n’en parlons pas ! Je suis allé à la Guadeloupe. Voir ce qui se passe là-bas. Hélas dans leur pays. C’est la même souffrance qu’ici ! Cette misère enracinée. Au fond de nos entrailles. Qui d’entre nous réussira à l’arracher ? Comme c’est effrayant. Le peuple crie famine. La vie n’est plus possible. Dans notre pays. Pourtant la vie serait facile. C’est l’argent et la justice le difficile. C’est leur absence. La Cause de nos souffrances ».

Rue Cases-Nègres de Euzhan Palcy d’après le roman de Joseph Zobel (1950), 1983, 106 mm, couleurs, mono, distribué par Carlotta Films, 19, 90 euros, 20 octobre 2010 en DVD Collector

Suppléments : livret (36 pages), exclusif de la Rue Cases-Nègres à Venise le carnet de route de Joseph Zobel
L’amour sans « Je t’aime » (30 minutes). La réalisatrice Euzhan Palcy raconte avec émotion comment Rue Cases-Nègres a été créé, de la difficile genèse du projet au tournage en Martinique / Euzhan Palcy au Trianon (15 minutes). Lors d’une rencontre avec des collégiens au cinéma Le Trianon de Noisy-le-Sec / Romainville, la réalisatrice de Rue Cases-Nègres échange avec les enfants à propos de son film et sa carrière. / Galerie photos / Bande-annonce