Il était une fois le prog...

Il était une fois le prog...

Le rock progressif a 40 ans. Deux récents livres très détaillés, Rock progressif d’Aymeric Leroy et Anthologie du rock progressif Voyages en ailleurs de Jérôme Alberola, retracent l’histoire mouvementée de ce phénomène musical, qui bien que souvent ignoré des médias, flirte avec notre mémoire culturelle, et qui – surtout - connaît un formidable regain de créativité ces dernières années…


Le rock progressif ? Pour bon nombre d’entre nous ce terme évoque une période musicale un peu lointaine, quelques têtes de gondole illustrées de noms célèbres tels Yes, Genesis, Pink Floyd ou encore King Crimson, Jethro Tull et Van der Graaf Generator pour les plus érudits. Ces deux nouveaux ouvrages nous projettent dans l’exploration passionnée, des origines jusqu’à aujourd’hui, de ce phénomène musical - appelé familièrement « prog rock » - qui connaît son apogée commercial dans la première partie des seventies.

Rock progressif, d’Aymeric Leroy (1), le premier livre, offre une minutieuse et passionnante analyse du phénomène musical, avec notamment de riches développements sur l’essor international du prog : Italie, Pays-Bas, Allemagne, Suède… Le second, Anthologie du rock progressif Voyages en ailleurs, de Jérôme Alberola (2), réussit l’exploit, à travers un choix sélectif de 160 disques, de faire partager aux lecteurs - grosso modo - toute la diversité et la créativité de ces innombrables musiciens, tantôt mercenaires, tantôt esthètes, qui durant près d’un demi-siècle ont sculpté les mouvances progressives.

Tout commence donc à la fin des sixties, et les deux auteurs, chacun dans un style différent, nous retracent cette saga de l’embryon prog, babillant dans la mouvance psychédélique, évoluant pour reprendre un terme de Leroy dans une zone « proto-prog ». Une époque marquée en Grande-Bretagne par la pop gentillette post-Beatles et l’agréable – mais un peu ronronnante - soul music de la Motown qui orne alors le paysage musical américain. C’est également la belle époque du folk rock et du blues rock, ce dernier en passe d’ailleurs d’être aspiré par le hard rock - un cousin lointain du rock progressif qui dans les eighties laissera une forte empreinte sur le courant néoprogressif !

En ce début des seventies donc, le rock progressif et ses groupes spécimens - Genesis, Yes, Pink Floyd, King Crimson, Emerson, Lake & Palmer, Van der Graaf Generator - pulvérisent les frontières entre les genres, remodèlent, chacun dans leur style, l’image même du rock. Désormais jazz, rock, blues, world music, musique classique et expérimentations électroniques ne sont plus incompatibles. (Ces six formations citées, qui sont un peu la préhistoire du prog rock, reviennent constamment dans les deux ouvrages ; Leroy et Alberola analysent de manière fort judicieuse leur influence sur les autres groupes durant les trois décennies suivantes.)

Le cursus varié des musiciens explique en partie l’éclectisme des débuts du rock progressif. En effet, bon nombre d’entre eux proviennent de musiques dites savantes : classic, jazz, blues… En outre l’essor commercial - ou créatif – du prog doit beaucoup à des personnalités variées dont l’ego se confond souvent avec l’histoire du groupe : Robert Fripp, de King Crimson ; Peter Hammill, de Van der Graaf Generator ; Peter Gabriel, de Genesis ; Roger Waters, de Pink Floyd… En France même, Ange et Magma, les deux seules formations de la sphère progressive à atteindre un succès populaire, reflètent toute l’ambivalence du courant : le style musical de ces deux groupes s’avère radicalement différent !

Ces deux gros ouvrages touffus et bourrés d’informations ont également un gros mérite : ils nous renseignent sur les influences artistiques et littéraires de tous ces groupes – et le parcours individuel de ses membres -, dont l’influence ne se limite pas, heureusement, à la science-fiction et à l’heroic fantasy. En outre, l’historique des « seconds couteaux » y est abondamment commenté et fait l’objet, parallèlement à cette fameuse bande des six décidément indéboulonnable, à de nombreux commentaires, notamment sur Camel, Caravan, Gryphon, Gentle Giant, Soft Machine, Gong, Procol Harum, Renaissance, Focus, Curved Air, Jethro Tull, Happy The Man, Focus, Hatfield and the North, National Health, Henry Cow, Mike Oldfield, Amon Düül II, Le Orme, U.K …

Ce mouvement tentaculaire, sans cesse changeant, va au cours de la première décennie se mâtiner d’influences pop, FM ou metal, ce qui contribuera à attirer un nouveau public avec des groupes pimpants et frais comme Rush, Saga, Kansas, Stynx, Asia ou même Supertramp.
Le néo-prog des eighties est également évoqué avec ses groupes phares comme Marillion, Pallas, IQ, Twelfth Night et Pendragon. Mais seul le premier groupe atteindra un réel succès commercial, en partie dû au charisme de Fish, son chanteur inspiré. (L’éclipse médiatique du rock progressif fait également l’objet d’analyses pertinentes chez Leroy et Alberola.)

Ces deux dernières décennies sont assurément marquées par un regain de créativité au sein de la sphère prog. D’excellentes formations abondent : certaines, parfois fortement imprégnées de la « bande des six » tout en cultivant un style personnel et original ; d’autres, complètement affranchies, chiens fous ambivalents, inventeurs de nouvelles sonorités, parfois creuses, parfois géniales… Du jazz fusion au metal ; des musiques électroniques aux musiques – innombrables – du monde, sans oublier toutes ses influences classiques, le rock progressif, à la fois profondément enraciné et d’une modernité redoutable, n’a finalement jamais été aussi performant et créatif, et cela dans un environnement médiatique souvent hostile, voire condescendant.

After Crying, Beardfish, The Flowers Kings, Dream Theater, The Mars Volta, Spock’s Beard*, The Tangent, Transatlantic, Karnataka, Panic Room, Mostly Autumn, Iona, Tempus Fugit, Seven Reizh, Quidam, Pocupine Tree, Djam Karet, Lazuli, Anglagard, Echolyn, Osada Vida, Silhouette, Il Bacio della medusa, Shadowland…

Ces groupes - plus récents - sont un peu les héritiers indirects de tous ces courants novateurs qui ont peuplé l’histoire de la mouvance progressive (Krautrock, Canterbury, Zeuhl, space rock, sympho rock, néopsychédélisme progressif, metal, fusion…) Et ce bon vieux prog, que l’on enterre régulièrement depuis près d’un demi-siècle, ne semble pas près de s’éteindre.
En tout cas, le Rock progressif d’Aymeric Leroy et l’Anthologie du rock progressif de Jérôme Alberola constituent d’excellents guides d’initiation pour mieux connaître ce courant musical des plus surprenants…

(1) Auteur de Pink Floyd, Plongée dans l’œuvre d’un groupe paradoxal, éditions Le mot et le reste, collection « Formes », 176 pages, 2009

(2) Auteur d’Anthologie du Hard Rock, de larme, de bruit et de fureur, éditions Camion blanc, collection « Formes », 497 pages avec photos d’époque, 2008

Rock progressif, d’Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, collection « Formes », 400 pages broché, 2010, 25 euros

Anthologie du rock progressif Voyages en ailleurs, Jérôme Alberola, éditions Camion blanc, préface de Pierre Bordage, 813 pages, 2010, 38 euros

*A signaler
le 16 septembre : concert à 19 h de Spock’s Beard à La Scène Bastille (Enochian Theory en 1re partie)

2 bis rue des Taillandiers
75011 Paris
métro : Ledru Rollin ou Bastille