Censure : LETTRE OUVERTE À POEZIBAO

 Censure : LETTRE OUVERTE À POEZIBAO

"Madame,
Je viens d’apprendre que vous avez refusé, sur votre site Poezibao, un de mes poèmes figurant dans l’anthologie en
ligne d’Alain Marc, Poésies du cri, issue de son essai Écrire le cri. Motif de votre refus : le contenu explicitement érotique de ce
texte que vous jugez irrecevable pour votre revue.
Vous trouverez une lettre ouverte au sujet de votre décision de censure signée par moi-même, suivie d’une lettre
d’Alain Marc."
Philippe Guénin

Lettre de Philippe Guénin :

Voici donc le texte soumis à votre censure.

De retour, au centre du corps et du rêve, tout cela tu l’attendais, l’amant, avance plus vite, ne te refuse
rien, viens-moi, ouvre-toi, je serai là, tu arracheras tes écorces d’acier, d’enfer et de joie, je
t’attendrai,, je serai là, tu regarderas, tu me regarderas, et ta queue inventera mon corps, tu
maîtriseras tout, je te le dis, je te dirais, mon seigneur, tu es mon maître, tout donné je suis, ressuscité
autour de ton sexe, pour toi, que pour toi, jouir de ton plaisir que de ton plaisir, ne casse rien, cesse de
dire non, abandonne les semelles de plomb, chausse les bottes de plumes de l’amour,
,
, , ,
, , , , ,
, , , , ,
, ,
, , oui, patrick, toi aussi, nu, devant toi à travers moi, et tu te
bats encore, , , ,
, ,
, , , ,
, , ,
, , , , ,
, ,
[...]
Il s’agit d’un passage du livre Tessons de lune, paru en 1993 au Mercure de France dans la collection « les Lettres françaises »
que dirigeait Jean Ristat.

Eléments de réponses donnés à l’énigme suivante : quand apparaissent, comme ici dans ce poème, des paroles
ouvertement érotiques, pourquoi sont-elles, à vos yeux, irrecevables (publiquement) ?

Si l’on parcourt votre site de poésie contemporaine Poezibao, dans l’ensemble des poèmes présentés — le panorama est
très large —, certains font preuve de la plus grande audace formelle (bouleversement radical des règles syntaxiques,
déconstruction du sens, etc.). Néanmoins, l’horizon des poèmes, de facture classique ou plus avant-gardiste, que vous avez
choisis, demeure toujours policé et sublimé.
Ainsi tout se passe bien, tout est permis (selon vos critères) tant que l’écriture poétique demeure cantonnée dans un
Éther formel qui la maintient le plus loin possible du magma des pulsions.
C’est précisément contre cela, chère madame, que Tessons de lune fut écrit.

En prenant le risque de ne plus séparer l’écriture du corps (sexué !), j’ai voulu évoquer crûment une passion et faire
entendre, tel un chant, la fureur obscène du désir amoureux — pouvant parfois devenir, à mes yeux, l’une des dimensions
primordiales de la poésie.

C’est donc cela que vous rejetez… Ce genre de paroles qui seraient pourtant « la voix barbare et fêlée venant de la
profondeur de ton ventre » (Bataille), vous ne voulez donc ni les voir ni les entendre sur votre site généraliste.
Enfin sachez que Tessons de lune fut écrit à partir de l’amour fou d’un homme — l’écrivain Pierre Boudot dont j’ai été un
élève et un ami proche — pour un autre homme. Cet amour incandescent alla jusqu’à la mort de Pierre Boudot. Ma façon
de l’évoquer poétiquement ne fut pas un épanchement lyrique et larmoyant mais un requiem obscène.

2

"Et j’irai jusqu’à penser que le contenu explicitement homosexuel du texte ci-joint n’a sans doute pas contribué à
atténuer votre intransigeance normative…"

Philippe Guénin

Lettre d’Alain Marc :

J’ai effectivement vu après un plein accord la publication en ligne de mon anthologie Poésies du cri brutalement
interrompue. Cette anthologie est issue de mon essai Écrire le cri sur lequel Poezibao a pourtant consacré un très bel article.
D’autre part, la liste des poètes concernés avait été préalablement donnée et acceptée

1.

Tout se passa très bien pour les onze premières publications. Il me parut alors nécessaire de montrer ce qu’était
réellement une poésie du cri et de choisir dans la liste donnée une poésie encore plus parlante. Le moment était venu d’aller
plus loin. Deux poèmes posèrent particulièrement problème : un premier de Paul Verlaine, tiré de son recueil Hombres, et un
autre, extrait du superbe Tessons de lune de Philippe Guénin sous le prétexte qu’ils étaient trop explicites — sexuellement. Je
proposai bien plusieurs solutions, comme de faire précéder le poème de Verlaine, l’un de ses plus corsés mais aussi de ses
plus modernes, pourtant publié en poche depuis les années 70, par une introduction citant Sollers à propos de l’impossibilité
de lire un extrait des 120 journées au journal de 20 heures. Rien n’y fit. Je me vis proposer le choix : soit de continuer une
version forcément édulcorée de cette anthologie en censurant les poèmes ne “convenant pas”, soit d’en arrêter purement et
simplement la publication, ce que je fis.

Je poursuivis néanmoins ma route comme je le fais depuis le début, habitué des nombreuses embûches qui en jalonnent
le parcours, non sans en sous-entendre, ici ou là, ce nouvel incident notamment sur le site Terres de femmes2.
Les attirances mutuelles jouant bien leur rôle, il se trouve que je rencontrai Philippe Guénin quelque temps plus tard.
Une collaboration s’engagea. C’est la perspective de la sortie de l’un de mes livres les plus importants à mes yeux qui me fit
ressortir le dossier en décidant de mettre en ligne sur mon propre blog, lapoésiedoitquitterlabeauté, ce même extrait. J’en parlai
naturellement, presque innocemment même, à son auteur. C’est face à sa réaction que je me ressaisis du sujet, et que quelques
remarques me viennent à l’esprit.

Premièrement. Quand on passe visiblement de la théorie à son application tout devient plus conséquent, c’est-à-dire
parlant, c’est-à-dire obscène. Mais n’est-ce pas là, justement, le but de toute vraie littérature ? Deuxièmement. Contrairement
à ce numéro « porno » des Lettres françaises de Jean Ristat, qui fit date — août 1992 —, où il était prégnant que les images
étaient bien plus inacceptables que les textes présents, ici, sur Internet, il s’agirait d’une régression supplémentaire, à un
deuxième niveau…

Faut-il avoir si peur de ces petits boutons sur lesquels on n’a qu’à cliquer pour « Dénoncer un abus » et accepter de
sacrifier la littérature sur l’autel d’une poésie banalisée et passe-partout ? Ce qui nous ferait presque croire qu’il n’y aurait plus
dans ce monde de la poésie que des éditeurs bons chics publiant des poètes bons genres. Avec l’adage, que la poésie se doit
d’être poétique ! Et seulement poétique ! Or la poésie est aussi, beaucoup plus que l’on ne croit, une poésie de combat. Ce
qu’étaient, à n’en pas douter une seconde, les poésies érotiques de la fin de la vie de Verlaine. Or la poésie est aussi

propulsion, et vers « par flèches jeté » (Mallarmé). Si je suis venu à la poésie et à la littérature, vierge de toute connaissance et
de tous préjugés, c’est parce que j’ai rencontré des livres et des écrits qui m’ont parlé, directement.

Trop de structures en place sclérosent la poésie, lesquelles immanquablement censurent, au nom de la bonne foi. Or la
censure est le contraire de la vie. Et ne peut que pousser au conformisme (nous voilà revenus au temps de la censure du
Château de Cène de Bernard Noël, ou d’Eden, Eden, Eden de Guyotat, c’est-à-dire au tout début des années… 70 !). Ce que
fuient toute vraie littérature et toute vraie poésie dignes de ce nom (est-il besoin de rappeler Bataille et les seuls
livres nécessaires qu’il se promettait d’écrire ?).

Que peut être un site qui se veut le reflet de la poésie d’aujourd’hui s’il en filtre les expressions ? Un site, et un reflet,
sûrement pas complet, ni fidèle, ni même honnête. En un mot : un site mort, qui véhicule la seule mort de la poésie (le
contraire d’une poésie vivante). Et la poésie que je défends est hors de toute censure, hors de tout jugement moral. La
poésie que je défends est une poésie ouverte à la pulsion de la psyché, et à tous ses imprévus. La poésie que je défends est
une poésie qui parfois pulvérise le bon ordre, et toutes les idées en place. Une poésie, oui, qui serait capable d’empêcher un
homme de se suicider ! Toujours en lien avec la vie, elle est : libre !
Alain Marc

1 La totalité de l’anthologie est toujours visible sur le site à l’adresse http://poezibao.typepad.com/poezibao/anthologie_posies_du_cri/.

2
Voir la réaction et son commentaire à un poème de la très bonne anthologie de Jerome Rothenberg les Techniciens du sacré à l’adresse
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2008/05/vises-kunakipi.html#comment-113468870.

3

Voici deux autres passages de Tessons de lune.

reliefs de silence, vallée polaire, bougie humaine amputée, battement, coincement de sexe, lui, chez
cette femme, un autre, une femme, des lanières de métal en torsion, tissu de rêve décapé,
morcellement d’ombre, pluie noire, où es-tu, toi, l’amant, ses seins, sa voix menue,
tu pilonnes, tu t’enlises, tu t’agrippes à mes fesses, tu coules, en elle, oublie tout, m’efface, te fais
basculer très fort, elle t’a pris, te possède, elle t’enchaîne, à toucher ses lèvres, à caresser ses fesses,
mini-jupe, tu t’excites, encore, la déculottes, continues, dans son cul, tu contorsionnes, vulve chaude,
épaisse, brûlante, dans sa chatte, béante, gluante, démesurée, tu t’enlises, alors elle te soupire,
t’allume, te murmure, suis qu’à toi, fais-moi pute, que pour toi, prends-moi, t’en peux plus, elle est
belle à crever, t’en peux plus d’elle, me jetteras, partiras, qu’avec elle, tu râles, tu pilonnes, crachat de
spermes, si difficile de te déboîter d’elle, je tremble, en moi, suis là que pour toi, n’ose plus rien,
propulsé, je suis là, une épave, bousillées, crevée, allongée, contractée à vide, dans ma chambre, tu la
pilonnes encore, je le sens, je le sais, elle, détruits-moi, redouble tes assauts, tu ne peux plus sortir
d’elle, le sais, il est trois heures de ma mort, liqueur de sang, je bois, comprime, ma gorge, l’air bloqué,
au fond, je te vois, cours après ton éjaculation, tu veux m’anéantir, toi, l’amant, à travers elle
[…]
carapace fiévreuse, nuit de la nuit
[…]
Et le passage du poème de Paul Verlaine.
VIII
Un peu de merde et de fromage
Ne sont pas pour effaroucher
Mon nez, ma bouche et mon courage
Dans l’amour de gamahucher.
L’odeur m’est assez gaie en somme,
Du trou du cul de mes amants,
Aigre et fraîche comme la pomme
Dans la moiteur de sains ferments.
Et ma langue que rien ne dompte,
Par la douceur des longs poils roux
Raide et folle de bonne honte
Assouvit là ses plus forts goûts,
Puis pourléchant le périnée
Et les couilles d’un mode lent,
Au long du chibre contournée
S’arrête à la base du gland.
[…]


Cette lettre a été envoyée à Bernard Noël, Jacques Henric, Jean Ristat, Jean-Pierre Faye, Fabienne Courtade, Charles Pennequin, François
Bon, Jean-Michel Maulpoix, Julien Blaine, Francis Combes, Lucille Calmel, Antoine Boute, Guy Darol, Sébastien Doubinsky, Andy Vérol,
Arlette Albert-Birot, Emmanuel Ponsart, Éric Maclos, Luis Mizon, Zoe Valdes, Jean-Luc Maxence, Laure Fardoulis, Daniel Giraud, Jean
Streff, Michèle Larue, Annick Foucault, Marie Morel, Mylène Besson, Élizabeth Prouvost, Anne Huet, Alain Oudin, Jean-Michel Devésa, les
éditions Tristram, Laurence Viallet, le Mort-qui-trompe, Hermaphrodite, Cadex, les journaux, revues et magazines les Lettres
françaises, la Revue internationale des livres et des idées, Cassandre, Dissonances, Art press, Action poétique, Têtu, les sites
Remue.net, Impudique magazine, le Mague, les Voleurs de feu, les radios Ici et maintenant, Radio libertaire, Radio Alligre,
Vincent Teixeira, Jehan Van Langhenhoven, Kej, X.D.D.C., Joël Leick, Genevieve Houdent, Micheline Sevrin, François Laruelle, Marc
Guillaume, Anne Larue, Yves de Fontbrune, et le sera encore à d’autres.

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