Alberto Moravia

Alberto Moravia

Vingt ans après sa mort, Alberto Moravia (1907-1990) séduit toujours par la modernité de ses œuvres romanesques. René de Ceccatty consacre à cet écrivain un peu pervers, très rationnel et des plus humanistes une biographie fleuve. René de Ceccatty, qui a traduit en français une partie importante de son œuvre, a souvent rencontré dans les années 80 l’auteur d’Agostino

Interview René de Ceccatty

Thierry de Fages : Après Pasolini, vous nous proposez comme sujet d’exploration un autre célèbre Italien : Alberto Moravia. En tant qu’écrivain, comment ressentez-
vous sur le plan symbolique le passage du cinéaste fantasque et sulfureux à celui du romancier passionné et cosmopolite ?

René de Ceccatty : ll s’agit de deux personnalités extrêmement différentes, mais complémentaires. Pasolini était, plus qu’un cinéaste sulfureux, un poète. Son rapport au monde était essentiellement poétique : il cherchait une expression, littéraire et cinématographique, qui rende justice au mystère de la réalité du monde. Les moyens divers que Pasolini a utilisés pour représenter ou plutôt pour atteindre cette réalité, telle qu’il la percevait, l’ont conduit au roman mimétique et social (avec pour protagonistes le sous-prolétariat romain qui lui semblait, à tort ou à raison, en relation intime avec ce mystère, du moins à ses yeux), au roman symbolique, au mythe, au cinéma allégorique. Il s’agissait chaque fois de définir une zone sacrée. L’art avait une fonction de communication avec le sacré pour Pasolini. Pour Moravia, qui avait un tempérament infiniment plus prosaïque et rationnel, l’art avait également une fonction « d’absolu ». Mais Moravia n’avait pas le sentiment du sacré. Il révérait à la fois l’intelligence abstraite, le rationalisme et la position de l’artiste. C’est leur respect commun pour la fonction de l’art (fût-elle interprétée différemment dans les deux cas) qui a réuni Moravia et Pasolini, qui entre 1955 et 1975 (date de la mort de Pasolini) ont été les meilleurs amis du monde, partageant la quasi-totalité de leurs voyages à l’étranger et se confiant en toute intimité sur leurs vies respectives et leurs œuvres. C’est aussi leur même haine de la bourgeoisie et de l’hypocrisie démocratique-chrétienne (sur le plan politique et social, sur le plan éthique et sur le plan sexuel), qui a justifié des combats politiques, artistiques et moraux communs. Ils avaient, bien entendu, des origines diverses, des parcours différents et ils appartenaient à deux générations différentes (quinze ans les séparaient). Mon intérêt pour Moravia est passé, si je puis dire, par ma passion pour Pasolini. Mais c’est aussi mon intérêt pour l’intelligence et l’honnêteté d’un intellectuel curieux, de grande envergure, et d’un maître de la narration romanesque, pour la lucidité d’un grand observateur politique, d’un grand analyste de la modernité du XXe siècle, pour un « témoin actif » de son temps, qui explique ma décision de raconter sa vie et d’approfondir sa personnalité.

Durant l’enfance, le jeune Moravia côtoie la maladie. Ces souffrances ont-elles engendré chez lui un certain pessimisme que l’on décèle dans l’oeuvre ?

René de Ceccatty : Non, je crois que la maladie infantile n’a pas eu sur Moravia un effet révélateur sur ce plan-là. Le pessimisme de Moravia, même si on peut le rapprocher du pessimisme de Leopardi, qui fut, lui aussi, un enfant malade et même difforme, ne s’enracine pas selon moi dans sa faiblesse constitutionnelle. Car ce n’est pas un pessimisme réactif, ni un pessimisme d’amertume. C’est un pessimisme profondément rationnel et philosophique. Un pessimisme lucide, qui vient de sa connaissance de l’humanité et du monde. La maladie infantile de Moravia lui a donné, au contraire, une force, parce qu’elle l’a isolé et donc l’a préservé des influences inévitables du milieu social, bourgeois, qui était le sien, et qui l’aurait, en quelque sorte, « assoupi » dans des valeurs partagées, passant pour naturelles. Il a, par l’isolement auquel le contraignait la tuberculose osseuse, d’abord dans sa chambre, puis en sanatorium, été coupé de sa génération, de son environnement familial et social. Il a pu accélérer son éducation par des lectures solitaires et par la fréquentation précoce d’un monde adulte dans le sanatorium de Cortina d’Ampezzo. Il a pu utiliser le temps qu’il aurait perdu au lycée en commençant son œuvre et en développant considérablement son imagination.

Son premier roman, Les Indifférents, publié en 1929, le propulse tout jeune à la célébrité. Qu’est-ce qui selon vous caractérise ce roman très critique envers la famille et la grande bourgeoisie ?

René de Ceccatty : Ce premier livre, Les Indifférents, est un implacable procès de la famille bourgeoise. Ce n’est pas sa propre famille qu’il décrit (sa famille était très évoluée, plutôt tolérante et sympathique, comportant de nombreux artistes, intellectuels, libéraux, sans préjugés : son père était architecte et peintre dilettante, sa tante était un écrivain renommé, seule sa mère était, à ses yeux, assez naïve et « bovaryenne »), mais une famille symbolique, une sorte de version moderne des Atrides. Le monde romanesque de Moravia est en effet profondément tragique, au sens antique du terme, mais transcrit dans un langage romanesque et moderne. C’est un autre facteur de rapprochement avec Pasolini (qui, lui, avait avec sa famille un rapport beaucoup plus violent et conflictuel, fait de haine à l’égard du père et de passion pathologique pour la mère et pour son jeune frère assassiné). Pour en revenir à la trame des Indifférents, qui raconte un double inceste symbolique, puisque Michele va coucher avec la meilleure amie de sa mère, et Carla va coucher avec l’amant de sa mère, on n’est pas sur le plan de la description politique et sociale. On se trompe quand on prend ce livre pour une critique de la bourgeoisie fasciste. Le livre a gêné le fascisme, non pas parce qu’il décrivait la famille fasciste, mais parce qu’il disait crument ce que recelait une façade bienséante, bien-pensante. Il ne dit pas que toute famille est aussi névrotique que la famille ici décrite. Il dit que les valeurs familiales sont profondément ambivalentes et donc ne doivent pas être données comme des modèles. L’ambivalence est la clef de toutes les analyses romanesques de Moravia.

De nombreux romans de Moravia ont suscité des critiques ou des malentendus. Certains, notamment Le Conformiste, ont fait l’objet d’attaques
violentes. Pourquoi ?

René de Ceccatty : C’est justement cette ambivalence, chère au système de Moravia, qui a suscité des polémiques et des critiques. Moravia estimait que le roman, contrairement à l’essai ou au reportage, devait recourir à un langage ambigu, exactement comme le rêve. Moravia se réclamait, ne l’oublions pas, de Dostoïevski. Le roman était pour lui un mode d’approche de l’inconscient. Il n’écrivait pas des romans naturalistes ou réalistes. Les rêves sont très nombreux dans les romans de Moravia, parce qu’il veut décrire la vie intérieure, les pulsions contradictoires de ses personnages, qui ne sont jamais des personnages « positifs » ou monolithiques ou exemplaires. Quand il écrit Le Conformiste, il se fonde sur l’histoire réelle de l’assassinat de ses cousins Carlo et Nello Rosselli (les deux fils d’Amelia Pincherle-Rosselli, sa tante paternelle, écrivain de renom). Ils ont été tués en 1937 par les cagoulards, faction terroriste d’extrême-droite française, sur l’ordre des services secrets fascistes. Nello et Carlo Rosselli étaient des résistants au fascisme. Héroïques, ils avaient été emprisonnés, s’étaient évadés. Ils organisaient, avec Justice et Liberté, un véritable contre-pouvoir intellectuel et politique, opposé au fascisme, et installé en France. Moravia était proche d’eux. Il les a un peu aidés. Il a été soutenu par eux, quand il avait des difficultés à se faire publier (après son premier roman, une fois qu’il a été dans le collimateur du pouvoir fasciste). Mais en 1949, quand, après la guerre, douze ans après les événements, Moravia décide de raconter l’histoire, il choisit l’ambivalence. Son roman est inspiré de loin de la réalité historique. Car ce qui lui importe, ce n’est pas de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte morale contre un acte criminel, mais de susciter une réaction beaucoup plus complexe. Il s’attache, en bon dostoïevskien, au portrait de l’assassin. C’est la psychologie de l’assassin qui l’intéresse et non pas le portrait des victimes héroïques et martyres. Il va donc élaborer un tableau très contrasté : l’assassin se dit et se pense traumatisé à la fois par un viol homosexuel dont il aurait été victime dans son enfance et par le meurtre qu’il aurait commis (il aurait assassiné son agresseur). Et il se pense comme doublement maudit et culpabilisé. Il devient criminel pour s’identifier à cette image détruite de lui-même. En réalité, le processus est plus retors, car le romancier, après avoir laissé croire au lecteur qu’il décrivait des faits objectifs, va montrer que l’enfance du criminel est reconstruite par lui. Par ailleurs, la victime n’a rien à voir avec les cousins Rosselli. Le professeur antifasciste assassiné par le « conformiste », en effet, est lui-même un personnage ambigu, de même que sa femme, etc. On ne se situe donc pas du tout sur un plan politique et moral, mais sur un plan artistique et psychique. Le roman a pour fonction non pas de donner des leçons de lecture politique et morale, mais d’aider à comprendre la complexité de l’humanité. Par ailleurs, Moravia, qui était aussi un journaliste et un essayiste, pouvait faire, de ces mêmes événements politiques, une analyse beaucoup plus directe et historique. La mère des frères Rosselli, Amelia a d’abord très mal réagi à la lecture du Conformiste. Mais, elle-même romancière et femme intelligente, elle a fini par admettre le projet de son neveu et lui a pardonné ce qui, tout d’abord, lui était apparu comme une trahison.

En outre, on lui reprocha même d’avoir écrit à Ciano, ministre de Mussolini pour qu’il laisse publier Les Ambitions déçues…. D’où provient à votre avis cette suspicion envers l’écrivain ?

René de Ceccatty : Moravia avait décidé de rester en Italie, de continuer à publier et de vivre de ses publications. En effet, il a écrit aux représentants du pouvoir pour qu’on lui permette de poursuivre son œuvre. Et il s’est même justifié, dans une longue lettre, du contenu de ses livres. Dans ma biographie, j’analyse longuement cette lettre et je la compare au plaidoyer du défenseur de Madame Bovary. Le système de défense est en effet exactement le même. Il s’agit de montrer que la force du livre vient de sa lucidité critique, qui condamne les agissements décrits et n’en fait pas l’apologie. L’écrivain ne partage donc pas la névrose de ses personnages, mais la dénonce. Bien entendu, c’est un système de défense très pervers, très ironique. Mais on ne peut pas reprocher à Moravia d’y avoir eu recours. Il voulait pouvoir continuer à exercer son métier. Ce n’était pas, contrairement à ses cousins Rosselli, à Carlo Levi ou à Cesare Pavese (encore que dans le cas de Pavese, les choses demeurent, également, assez ambiguës), un homme d’action. Et ce n’était pas un héros. Mais il ne s’est pas compromis avec le régime, au sens où il n’a pas modifié ses opinions pour plaire au pouvoir. Et bien entendu, il n’a jamais apporté son soutien aux idées fascistes. Il a toujours été extrêmement clair là-dessus. Moravia n’était pas seulement un ennemi du fascisme : il était juif et donc victime de lois raciales qui interdirent rapidement qu’il publie sous son nom dans les journaux. Après coup, on a retrouvé les lettres du jeune Moravia, que je cite. Mais ces lettres ne manifestent aucune servilité, aucune compromission. Elles tentent de manipuler le pouvoir fasciste en sa faveur. C’est tout à fait autre chose. Il n’empêche qu’on a voulu, après coup, donner une image négative de cet homme dont la renommée, en effet, n’a pas été atteinte par la répression fasciste. Il a bénéficié, c’est vrai, d’une relative indulgence, du fait que son oncle maternel (le frère de sa mère) Tullio De Marsanich, était une notabilité fasciste. Dans une certaine mesure, le pouvoir a fermé les yeux. Moravia n’a pas été exilé, n’a pas été mis en résidence surveillée, contrairement à certains de ses confrères, plus courageux, plus engagés.

En lisant votre biographie, l’on perçoit nettement la boulimie intellectuelle de Moravia : journalisme, politique, géographie, théâtre, cinéma, art… Il semble avaler tout de façon gloutonne. On a l’impression que tout cela nourrit le bonhomme, à la fois d’une façon ordonnée et confuse, offrant de la substance à l’œuvre romanesque à venir. Cette boulimie intellectuelle, qui animait également des romanciers fleuves comme Zola, Mauriac ou Mishima, peut-elle être considérée comme une source inépuisable d’inspiration chez Moravia ?

René de Ceccatty : Moravia avait une grande confiance dans l’intelligence rationnelle. L’information était pour lui essentielle dans tous les domaines. Il voulait s’informer, comprendre le monde, comparer les situations, les époques, les lieux, les cultures. Il avait horreur des êtres confinés dans leur propre milieu : source de sclérose, de préjugés, de bêtise, d’intolérance. C’était quelqu’un de tourné vers les autres. Mais cette information, destinée à élargir sa propre expérience intellectuelle et humaine, n’avait pas pour but « d’enrichir » son matériau romanesque, qui tournait autour d’événements minimes, intimes ou, en tout cas, qui le concernaient directement. Ses romans « politiques » (La mascherata, Le Conformiste, La Ciociara, 1934) sont liés à des expériences personnelles. Seul La Femme Léopard sera situé dans une Afrique exotique (que, de toute façon, il connaissait parfaitement). Je pense qu’il faut distinguer Moravia grand reporter ou essayiste, et Moravia romancier. Les deux démarches sont différentes. Bien entendu, le romancier bénéficie de la curiosité du journaliste qu’il est par ailleurs, mais cette information doit alors être profondément intériorisée, pour devenir œuvre d’art : autrement on serait devant un roman informatif, démonstratif, didactique, genre que Moravia avait en horreur. Il n’y a pas chez Moravia la démarche « scientiste » d’un naturaliste comme Zola, qui veut, par le roman, épuiser la connaissance de l’humanité, à travers des types successifs et selon un schéma aussi rigide que le tableau de Mendeleiev ! Mais, en effet, comme Zola, Mauriac et Mishima que vous citez, Moravia était un intellectuel de son temps qui s’exprimait dans les journaux et prenait position en tant qu’intellectuel engagé dans la vie politique et civile. Il exprimait clairement ses opinions dans les journaux, à tous propos, cinéma, vie sociale, peinture, conflits internationaux. Mais, une fois dans ses romans, ses opinions devaient passer à travers le filtre de la fiction et donc devenaient infiniment plus ambiguës. Ce n’était pas un idéologue.

Alberto Moravia confiait souvent détester le passé. Pourquoi ?

René de Ceccatty : Quand il disait détester le passé, Moravia ne laissait pas entendre qu’il l’avait oublié, loin de là ! On a eu la preuve, dans ses innombrables entretiens et en particulier dans le livre qu’il a signé avec Alain Elkann, à la fin de sa vie, qu’il avait une mémoire remarquablement précise et qu’il ne « refoulait » rien du moins volontairement. Simplement, c’était un homme plein de vitalité et il ne voulait pas avoir conscience de son âge. Il voulait rester l’homme jeune qu’il avait été et, d’une certaine manière, y parvenait, par son style de vie, par ses choix sexuels et sentimentaux, par sa curiosité, par son énergie de voyageur et d’écrivain. Le passé, en réalité, a toujours nourri non seulement sa personnalité, mais son œuvre. 1934, l’un de ses derniers romans, en est une preuve éclatante, ainsi que certaines de ses nouvelles tardives sur des amours ou des amitiés de jeunesse. Il était resté, quoi qu’il ait dit, profondément attaché à sa famille, à de vieilles habitudes. Sans parler de la ville de Rome, qu’il n’a jamais pu quitter (sauf durant une brève période vénitienne : il était menacé par des terroristes d’extrême-droite et avait dû trouver refuge à la fin des années 70 à Venise). Il a toujours dit que sa vie a été profondément marquée par deux événements de sa jeunesse, l’un personnel, l’autre collectif : sa tuberculose et le fascisme.

Peut-on parler à propos de Moravia de littérature existentialiste ?

René de Ceccatty : Tout dépend du sens que l’on donne à ce mot. Moravia l’utilisait dans un sens très flou, très général. Au sens où ce sont les événements matériels et réels qui déterminent la définition d’un être, plus qu’une dimension spirituelle. Mais c’est vraiment trop vague. Lui-même disait que Les Indifférents avaient précédé de dix ans La Nausée (dont il devait traduire le célèbre passage du marronnier) et L’Étranger. En gros, les trois romans partagent une sorte de crudité cynique, antispiritualiste, et une fascination pour l’angoisse, à laquelle Moravia, Sartre et Camus donnent évidemment des sens distincts et des raisons très différentes. Si la filiation de Kierkegaard à Sartre, via Heidegger et Husserl, est évidente, on ne peut pas en dire autant de « l’existentialisme » de Moravia, qui vient à la fois de Dostoïevski et de Joyce, et de celui de Camus, qui relève d’un scepticisme antique. Comme Benjamin Crémieux, qui avait préfacé la traduction française des Indifférents, je pense que Moravia, avant la guerre, était beaucoup plus proche de Julien Green et d’Adrienne Mesurat. La dimension onirique et visionnaire, absente de Sartre et de Camus, est fondamentale chez Moravia, comme chez Green.

Le vrai nom du romancier était Pincherle. A-t-il changé son nom par honte ?

René de Ceccatty : Non, pas du tout. Alberto Moravia a été contraint de changer son nom d’état-civil, Pincherle, par un homonyme, Alberto Pincherle, qui était un historien des religions, un professeur assez réactionnaire, qui n’avait avec lui aucun lien familial et avait craint que les écrits insolents du jeune écrivain ne lui soient attribués ! Moravia, qui avait publié (avant Les Indifférents) des textes critiques sous le nom d’Alberto Pincherle, avait été contacté par son homonyme pour que le malentendu soit dissipé. Le vieux Pincherle, qui était un universitaire, avait surtout peur de passer pour un touche-à-tout. La sœur d’Alberto, Adriana qui était peintre, a conservé, elle, son nom de Pincherle. Moravia était le deuxième nom de leur père : ce n’est donc pas à proprement parler un pseudonyme. Moravia s’est contenté de prendre la deuxième partie du double nom de son père. Que la consonance juive soit moins forte est un hasard. Encore qu’en Italie, les noms de lieux soient très souvent des patronymes juifs.


Un certain voyeurisme se dégage d’une partie de l’œuvre romanesque moravienne. L’on songe par exemple à L’homme qui regarde (1985). D’où
vient cette tendance ? De l’enfance ?

René de Ceccatty : Il y a dans le voyeurisme deux éléments : le fait d’être un tiers près d’un couple, le fait d’accorder de l’importance à la sensation de la vision. La vision est un sens dominant chez Moravia, qui était un passionné de peinture et de cinéma. Il aurait aimé être peintre, il a été intimement lié à des peintres (son père et sa sœur, puis plus tard la peintre suisse Lélo Fiaux, et à la fin de sa vie, de nombreux peintres ont été ses proches). Il a écrit des textes remarquables sur la peinture. Notamment sur Picasso. Le protagoniste d’un de ses meilleurs romans, L’Ennui, est un peintre. Curieusement, Elsa Morante et Dacia Maraini, deux de ses trois principales compagnes, ont été liées sentimentalement à des peintres également. Pour ce qui est de la structure triangulaire, elle est, en effet, fondamentale dans le psychisme et les fantasmes de Moravia (Les deux amis, Le Mépris, L’Ennui, L’Homme qui regarde, La Femme léopard sont les romans, de ce point de vue, les plus frappants). Mais l’on peut aussi dire que Les Indifférents sont fondés sur la structure triangulaire, puisque Michele fait l’amour à l’amie de sa mère (la mère est donc présente) et Carla accepte les avances de l’amant de sa mère. Je donne de nombreux éléments, dans ma biographie, qui montrent la récurrence de cette situation, qu’il a abondamment exploitée dans sa vie privée et dans ses romans. Quant au voyeurisme de vieillard, au sens strictement sexuel, dont témoignent de nombreuses confidences d’amis ou de maîtresses, c’était, probablement, un moyen courant de contourner le problème de l’impuissance. Mais Moravia donnait une dimension esthétique et métaphysique au voyeurisme, thème qui a été abondamment utilisé dans la littérature, la peinture, la poésie (Moravia cite Mallarmé, Baudelaire et… Hérodote). Moravia n’aimait pas qu’on ramène certaines de ses caractéristiques psychiques à son enfance, à des faits privés. Il disait qu’aucune des mères de ses fictions n’empruntait de traits à sa mère. Il n’empêche que la mère est un objet récurrent d’observation dans ses romans. Elle est très souvent présente (Les Indifférents, Agostino, La Romaine, La Désobéissance, L’Ennui, pour n’en citer que quelques-uns…), à la fois comme une observatrice, une maquerelle même et un objet d’observation et de réprobation. On ne peut pas ne pas penser à la scène primitive. Mais Moravia réprouverait cette interprétation simpliste.

Moravia est souvent considéré comme un des romanciers qui a le plus exploré la sphère du couple. A la lecture de votre biographie, l’on ressent nettement l’importance – et l’influence – des femmes dans son œuvre romanesque.
Trois femmes – notamment – s’y dégagent : la romancière Elsa Morante, Dacia Maraini, Carmen Llera…
Qui étaient-elles ?

René de Ceccatty : Moravia n’a pour ainsi dire jamais vécu seul. Il a quitté sa famille pour vivre avec Elsa Morante. Et il n’a eu aucune période de solitude ou de célibat, même si son dernier mariage l’a laissé dans une situation de grande déréliction. Mais c’était le problème de la vieillesse, plus que de celui du couple. Car Moravia préconisait toujours les couples « ouverts ». Moravia était à la fois un sentimental et un homme curieux sexuellement. Il a connu plusieurs relations sentimentales très intenses avec des femmes. Sans aucun doute France Bellanger, Lélo Fiaux dans sa jeunesse. Puis Elsa, Dacia et Carmen. Ces trois dernières ont été des compagnes de longue durée, et donc des partenaires dans tous les sens du terme. Elsa Morante était une grande romancière pour laquelle il avait un sentiment d’admiration profonde. Elle était très amoureuse de lui, ce qui n’était pas réciproque. Mais il l’aimait à sa manière. Ils se supportaient mal dans la vie quotidienne, pour des raisons de tempéraments incompatibles, pour des raisons de rivalité intellectuelle. Mais Moravia sera toujours reconnaissant à Elsa de sa conduite, très courageuse et très dévouée, pendant la guerre. Il aura pour elle une tendresse que leur séparation ne parviendra pas à dissiper. Ils ne divorceront jamais. Il lui restera attaché, même quand elle l’insultait. Il l’estimait littérairement supérieure à lui. Dacia Maraini, ensuite, lui a apporté beaucoup : sa vitalité, sa jeunesse, sa luminosité solaire qui contrastait avec le tempérament saturnien d’Elsa. C’était une voyageuse, une féministe, une femme sociale et passionnée, authentique et directe, activiste, indépendante, politisée. Autant de qualités qui ne pouvaient que séduire Moravia. Elle l’a conduit à devenir franchement féministe, tout comme Pasolini l’a ouvert vers la marginalité. Moravia voulait qu’on lui apprenne une nouvelle manière de voir : il n’était pas enfermé dans ses habitudes. Elle l’a amené à faire du théâtre aussi. Il y avait entre eux une grande complicité intellectuelle, dépourvue de toute rivalité, et une grande affection. La différence d’âge entre eux a abouti à des crises. Dacia s’est voulue indépendante et acceptait mal la vie conjugale. Mais ils n’ont jamais rompu complètement. Elle est, du reste, l’une des deux co-héritières de Moravia. Carmen Llera, je l’ai écrit, était un personnage de Moravia, incarné. Il a rencontré en elle un type qu’il avait souvent décrit. C’est un des événements les plus forts et les plus douloureux qu’un écrivain puisse vivre : rencontrer son fantasme dans la vie réelle. Il l’a aimée et elle l’a aimé, selon un système qui, de l’extérieur, peut sembler très douloureux, très peu compréhensible. C’était un jeu très cruel, que Carmen Llera elle-même a décrit dans ses livres. Mais un jeu consentant. Toutes les trois, Elsa, Dacia et Carmen étaient des intellectuelles, mais toutes les trois étaient belles et indépendantes. Donc communication et complicité, certes, mais aussi souffrance. Toutes les trois étaient libres et le sont restées dans le lien qui les unit à Moravia. Elles fuyaient la possession et bien entendu la soumission. De son côté, Moravia n’envisageait pas de rapport autre qu’égalitaire avec une femme.

La jalousie – et son corollaire, le masochisme – se révèle un thème typiquement moravien. Dans L’Ennui et Le Mépris, l’écrivain l’illustre de façon cruciale…
Ce thème de la jalousie a t-il une incidence particulière, au-delà de l’œuvre, dans la vie même de Moravia ?

René de Ceccatty : Bien sûr. La jalousie est un thème trop dominant dans l’œuvre de Moravia (comme dans celle de Proust), pour qu’elle ne reflète pas des préoccupations de sa propre vie. Moravia craignait d’être exclu, d’être rejeté au profit d’un autre. Il était attiré par des femmes au caractère très fort, très dominateur, donc très libre. Et, plus subtilement, il était attiré par des femmes fuyantes et séductrices. Un écrivain domine le réel qu’il décrit, parce qu’il est maître de tous les ingrédients qu’il met dans son roman. Un homme, dans la vie, ne contrôle rien. Dans ses romans, en décrivant le processus de la jalousie, Moravia se donnait l’illusion de juguler la souffrance qu’il analysait. Mais dans la vie, c’était bien autre chose. Son refus d’exercer un chantage, son refus d’imposer quoi que ce fût à sa partenaire lui permettait de garder de lui-même une image noble, mais ne l’empêchait évidemment pas de souffrir, comme en témoignent les lettres qu’il a adressées, à la fin de sa vie, à Carmen Llera et qu’elle a publiées. Je ne pense toutefois pas qu’il y ait eu, contrairement au cas de Pasolini, de composante masochiste chez Moravia. Il ne cherchait certes pas systématiquement la souffrance. Pasolini avait en haine sa propre sexualité : il haïssait l’homosexualité et plus particulièrement sa forme d’homosexualité, qui était passive physiquement et dominatrice psychiquement. Il cherchait des moyens de s’humilier en sollicitant des amants dont il savait qu’ils ne le comprendraient pas. Ce n’est pas du tout le système de Moravia qui cherchait, au contraire, une complicité. Ses pratiques « sadiques », décrites par l’une de ses dernières maîtresses, Rosita Steenbeek, étaient strictement ludiques.

Ce grand bourgeois intellectuel aux idées généreuses dans les domaines culturel, social et politique semble néanmoins l’objet d’une certaine méfiance à la fin des années 60.
Comment est-il perçu à cette période par l’intelligentsia de gauche ?

René de Ceccatty : Moravia n’était pas un « grand bourgeois ». C’était un intellectuel, issu d’une bourgeoisie éclairée (sa famille comptait des artistes, des hommes politiques, des architectes, des journalistes), mais qui n’était pas capitaliste (ce n’était pas la famille Agnelli… !) Il vivait de ses propres revenus, de ses droits d’auteur. Ses parents lui ont simplement prêté, après la guerre, un appartement. Son premier appartement, via dell’Oca, il l’a acheté avec ses droits d’auteur. A la fin des années 60, il a été, en effet, contesté par certains étudiants, en tant que représentant d’une littérature bourgeoise. Mais cette contestation n’a pas été générale. Et lui-même a participé à de nombreux comités étudiants. Il ne fuyait pas la critique : il l’affrontait, lui répondait. L’intelligentsia de gauche ne l’a jamais réprouvé, loin de là. Il a toujours été proche du Parti communiste, mais n’y a pas adhéré, parce que c’était un farouche antistalinien et de la première heure. Sa réussite exceptionnelle (ses livres se vendaient tous très bien, ils étaient traduits dans le monde entier et étaient adaptés au cinéma) faisait naître des envies et des suspicions. Mais il s’agissait de la contestation superficielle d’une icône, plus que la contestation raisonnée d’un intellectuel ou d’un écrivain. Il n’y a pas eu entre Moravia et les étudiants la même dissension qu’entre Pasolini et les étudiants. Bien qu’il n’ait pas eu d’activité politique directe, Moravia prenait constamment la parole à propos de différents problèmes italiens ou internationaux. Ses positions ont toujours étaient clairement de gauche, mais antistaliniennes, anti-idéologiques, antitotalitaristes. C’était un profond démocrate, socialement engagé.

En Italie, à la même époque, comment est-il perçu par la démocratie chrétienne ?

René de Ceccatty : Comme Pasolini, Moravia était perçu comme un ennemi de la démocratie chrétienne. En tant qu’athée, il était haï dans un pays profondément catholique.

Pasolini, cinéaste rebelle, fut le grand ami de Moravia. Qu’est-ce qui lie ces deux intellectuels majeurs de l’Italie d’après-guerre ?

René de Ceccatty : J’ai en partie répondu à la question. Moravia était fasciné par l’intelligence, le courage et le génie poétique de Pasolini. Pasolini lui a été présenté par Elsa Morante. Ils sont devenus immédiatement amis intimes. Ils ont découvert l’Inde et l’Afrique ensemble. Pasolini, après avoir critiqué certains romans de Moravia (lus quand ils ne se connaissaient pas), mais pour des raisons subtiles de technique narrative, pas sur le fond, a eu pour l’honnêteté intellectuelle, la liberté d’esprit, la culture et la générosité de l’homme une immense admiration affectueuse. Moravia aimait la marginalité de Pasolini. Il était indigné des insultes que son œuvre et sa vie avaient suscitées. Il avait une grande sympathie pour les homosexuels (grands amis de sa femme Elsa, mais aussi grands amis personnels), parce qu’ils étaient révélateurs des préjugés imbéciles et hypocrites de la bourgeoisie bien-pensante. Il aimait l’inventivité romanesque de Pasolini dans ses romans dits « romains », Una vita violenta et Ragazzi di vita, dont il publiera des extraits dans sa revue Nuovi Argomenti. Pasolini cherchait un interlocuteur à sa mesure. Moravia aussi. Comment ne se seraient-ils pas rencontrés ? Moravia avait énormément réfléchi au langage cinématographique (c’était un grand critique de films et, je l’ai dit, ses romans ont été souvent adaptés au cinéma) et c’était un maître du roman : un maître de la réflexion sur la technique narrative. Autant de sujets d’échange intellectuel entre eux. Tous les deux étaient passionnés par le destin malheureux de l’Italie. Ce thème a défini la plupart des grands écrivains de l’histoire littéraire italienne (Dante, Pétrarque, Vico, Alfieri, Leopardi, Manzoni). Au XXe siècle, les écrivains qui en ont fait le sujet essentiel de leurs préoccupations ne sont pas si nombreux. Moravia avait été déçu par son ami de jeunesse, Malaparte. Il fallait qu’il trouve un interlocuteur avec lequel les relations soient moins passionnées, plus équilibrées. L’absence de rivalité sexuelle (puisqu’ils avaient deux sexualités différentes) a simplifié aussi les choses entre eux. Enfin être proche de celui qu’il estimait être le plus grand poète du XXe siècle était très important pour Moravia qui aurait aimé être un poète. Il avait admiré T. S. Eliot, Sandro Penna et Eugenio Montale. Mais ce n’est qu’avec Pasolini qu’il aura eu un lieu aussi intime et équilibré. Son assassinat fut un désastre national, mais aussi privé pour Moravia.

« L’anormal, c’était moi », confiait parfois Moravia, évoquant sa place dans la famille. Diriez-vous que l’écrivain, comme Pasolini, avait un rapport de fascination morbide avec la vie ?

René de Ceccatty : Non, il n’y avait aucune « morbidité » chez Moravia. Son rapport au sexe, aux relations humaines, à la politique était franc, direct, vital. Mais il allait au cœur des choses, il affrontait des réalités souvent pénibles et il ne craignait pas de mettre à nu, comme je l’ai dit, l’ambivalence des sentiments. Je ne dirais du reste pas non plus que Pasolini avait un rapport de « fascination morbide » avec la vie. Pasolini avait une « vitalité désespérée », comme dit son poème le plus célèbre. Il faut avoir présents à l’esprit les deux concepts « vitalité » et « désespoir » indissociables dans le cas de Pasolini. La morbidité de Pasolini pouvait, en effet, se situer dans sa sexualité. Mais sa sexualité personnelle n’est pas si présente que cela dans son œuvre. En revanche, chez Moravia, dont la vie tout entière a été une lutte contre la maladie et l’ennui, il y avait une constante force vitale, jusque dans la sexualité. Quand Moravia parle de son « anormalité », il s’agit de son refus des conventions sociales, sexuelles, familiales.


Ce Moravia voyage tout le temps : Europe, Asie, Afrique… Il appréciait particulièrement cette dernière…

René de Ceccatty : Moravia a d’abord voyagé pour des raisons financières (il était payé comme grand reporter par des quotidiens) et politiques (fuir le fascisme). Puis par curiosité culturelle et politique. Il voulait se confronter à d’autres cultures, pour relativiser celle dont il était issu. Il a été déçu à la fois par le libéralisme américain, qui lui est apparu comme un creuset de conformisme et de collectivisme (contrairement au stéréotype de l’individualisme américain) et par l’horreur stalinienne. Il haïssait toutes les idéologies, ce qui lui a permis d’être lucide sur la Chine, sur Cuba, sur l’Iran etc. Il ne supportait aucun nationalisme. L’Afrique lui est apparue comme une alternative, parce que, en Afrique, il sentait un rapport différent de l’homme avec la nature. Mais il ne se faisait pas d’illusion sur l’avenir politique de ce continent qui serait vite la proie des puissances occidentales et communistes. Ses voyages au Japon ont été également déterminants, notamment à cause de la révélation de la tragédie de Hiroshima et de Nagasaki. Il a compris qu’avec le nucléaire le monde entier se détruisait. Il ne s’agissait pas seulement d’un génocide opéré par les Etats-Unis sur le peuple japonais, mais d’une mutation profonde du rapport de l’homme au monde et à lui-même.

Alberto Moravia nous apparaît comme un grand romancier cosmopolite du XXe siècle. Selon vous, en quoi son côté italien se révèle le plus dans son
œuvre littéraire ?

René de Ceccatty : Moravia n’a jamais renoncé à son italianité, et même à sa romanité. Ce grand voyageur n’est pas vraiment un « romancier cosmopolite ». C’est assurément un intellectuel cosmopolite, parce qu’il s’est informé sur les cultures du monde entier, qu’il a lu très tôt des littératures étrangères et l’a toujours fait, qu’il a visité à des moments cruciaux d’autres pays, qu’il s’est exprimé sur les grands problèmes mondiaux (la Chine maoïste, l’Inde post-coloniale, le monde soviétique, Cuba, le conflit du Moyen-Orient, la guerre du Viêtnam, la chute du Shah, la montée de Saddam Hussein, la révolution verte de Kadhafi, etc.), mais ses romans étaient limités à son cercle immédiat de vie. C’est du reste cela qui lui a permis d’atteindre l’universalité. Car ses connaissances politiques et culturelles, il s’en servait pour mieux se comprendre lui-même, dans son environnement familier. Il a procédé un peu comme le romancier Natsumé Sôseki (1867-1916) qui, après avoir voyagé en Europe, a écrit des romans profondément japonais, décrivant des rapports intimes, dans un environnement qui lui était familier, mais qui, de ce fait, acquirent une dimension universelle. Moravia n’a pas voulu changer artificiellement son point de vue d’écrivain romain. Ses Nouvelles romaines qui sont un merveilleux panorama, une merveilleuse typologie humaine, tout en décrivant une réalité strictement romaine, ont une fonction révélatrice pour l’humanité. Mais c’est que Moravia était à la fois très pragmatique, très concret et extraordinairement abstrait. Au fond, un peu à la manière de La Fontaine et des moralistes français du XVIIe siècle.

L’on évoque plus rarement le style littéraire du romancier que ses thèmes universels (l’ enfance, le couple, la guerre, la solitude…). A nous lecteurs, il
peut sembler simple, léger, précis, sans audace particulière. Comment est jugé généralement le style moravien par la critique littéraire ?
Que cache cette apparente simplicité de la langue moravienne ?

René de Ceccatty : Contrairement aux idées reçues, Moravia est un grand styliste, parce que son vocabulaire est restreint et que sa syntaxe est expressive. C’est peut-être là aussi son côté très français. Et ce n’est pas un hasard si la France est le pays où il a eu le plus grand succès… et si c’est un Français qui écrit sa biographie. Un de mes amis, Salvatore Nigro, a comparé le style des Indifférents à celui des Fiancés de Manzoni, parce qu’il s’est rendu compte qu’il y avait des « crypto-citations » de Manzoni dans le premier roman de Moravia. Moravia adopte le dépouillement qu’autorise une immense culture. A la manière de Nathalie Sarraute (qu’il admirait). Moravia n’aimait pas les stylistes conscients de leur style et affichant leurs principes (il ironisait sur l’Ecole du Nouveau Roman, ou l’Ecole du Regard, à laquelle on le rattachait parfois). On est en train, en Italie, de réviser, justement, le jugement hâtif que l’on avait formé sur son style. Ses styles, à vrai dire. Car celui, admirable, des nouvelles écrites dans les années 40, il ne l’a pas retrouvé. Il lui a substitué un style plus dépouillé, mais non moins expressif. Il ne faut pas oublier, non plus, que Wittgenstein était son philosophe préféré et qu’il trouvait dans la simplicité nue des aphorismes de ce philosophe un modèle.

Vous avez traduit les livres de Moravia et vous l’avez bien connu dans les dernières années de sa vie. Quel rapport particulier entretenait-il avec la
France ?

René de Ceccatty : Comme pour beaucoup d’écrivains italiens, la reconnaissance de la France était une reconnaissance suprême. Être traduit en français, être lu et connu en France, sont des buts avoués de la plupart des écrivains italiens. Un peu comme pour certains écrivains français, être connu aux Etats-Unis… Mais pour Moravia, il y avait bien plus. Le français était une langue quasi-maternelle (sa mère parlait très bien français et l’avait confié à une nourrice nîmoise, Bise Durand. Il a publié sa première nouvelle, Lassitude de courtisane, dans une revue française (900, publiée par Massimo Bontempelli en France) et en français (au point que l’original italien a été perdu et que dans les œuvres complètes le texte figure en français avec une traduction de la traduction…). Amoureux, dans sa jeunesse, d’une Française, France Bellanger, il est venu fréquemment en France avant la guerre. Puis, plus tard, après la guerre, il s’est lié à Sartre. Il a fondé sa revue Nuovi Argomenti sur le modèle des Temps modernes. Au début des années 80, il a été proche de Félix Guattari et de Jean Genet. La France (Paris) était sa destination préférée à la fin de sa vie avec l’Afrique. Il connaissait parfaitement la littérature française. Il savait par cœur quantités de poèmes (La Fontaine, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire) qu’il récitait souvent et citait dans ses romans ou nouvelles. Il avait de nombreux amis français dont il lisait les romans à mesure qu’ils étaient publiés. En témoigne sa bibliothèque. Il logeait, à Paris, à la fin de sa vie chez Alain Elkann et Diane de Fürstenberg, rue de Seine. Je les connaissais par ailleurs. Et cela nous a rapprochés.

Les entretiens de Moravia avec Alain Elkann (1) – que vous évoquez souvent dans cette biographie – frappent par la simplicité, la grande franchise et le souci de précision des réponses de l’écrivain qui frappent par leur dépouillement de l’égo – mais certains peut-être y verront la preuve d’un immense orgueil…
Finalement, est-ce que la Connaissance (au sens socratique) n’aura pas été le principal sujet de préoccupation durant toute sa vie de l’écrivain ?

René de Ceccatty : Vous avez raison de convoquer un philosophe du dialogue, de la dialectique ou de la maïeutique, pour définir le rapport de Moravia à la vérité. Ses romans sont émaillés de dialogues philosophiques de ce type. Et j’ai traduit son étonnant dialogue avec Claudia Cardinale, qui est un modèle du genre. Moravia est un écrivain qui cherchait à comprendre le monde et à se comprendre lui-même. Il n’était pas suffisamment artiste pour se considérer comme poète. Il avait donc recours à des moyens conceptuels, mais c’était, si l’on peut dire, un philosophe concret, un philosophe partant de scènes et de situations matérielles. Il avait une humilité à l’égard de cette tâche. Il n’était pas content de son œuvre. Il jugeait chaque roman comme une approximation et ne se relisait jamais. Sa technique, qui consistait à réécrire plusieurs fois de suite le même roman jusqu’à ce que les deux dernières versions soient identiques, montre assez cette humilité face au monde et aux sentiments à décrire. Oui, il cherchait le dépouillement, l’essentiel, mais jamais le travestissement de la vérité. C’est pour cela, pour cette raison plus que pour toute autre, que j’aime cet écrivain. L’orgueil ? Quel artiste n’en a pas ? Il faut se croire doté d’une singularité pour prendre la parole et vouloir partager ses réflexions. Mais cet orgueil peut aisément se renverser, si l’on pense qu’on n’est rien de plus qu’un médium, permettant à la vérité de faire son chemin.

(1) Alain Elkann, Vita di Moravia, Bompiani, 1990, réédition 2000 ; Christian Bourgois, 1991 ; réédition chez Flammarion, 2007.

Alberto Moravia, René de Ceccatty, 2010, éditions Flammarion, collection « Grandes Biographies », 678 pages. Prix : 25 euros