Retour au chevalier de Saint-George

Retour au chevalier de Saint-George

Mon nouveau livre, Mémoires du chevalier de Saint-George, vient d’arriver de l’imprimerie et sera dans toutes les librairies le 16 avril en métropole. Dans les départements d’outre mer, autour du 20. Ces quatre jours de décalage, c’est ce qu’on appelle la continuité territoriale. Bien sûr, il s’agit cette fois d’une fiction, mais elle reste absolument fidèle, on s’en doute, à ce qu’on sait de la vie de Joseph de Bologne-Saint-George (1745-1799) le désormais célèbre escrimeur violoniste auquel je m’intéresse, pour des raisons d’abord musicales, depuis que ses œuvres on été enregistrées par Bernard Thomas, au milieu des années soixante dix.

Après une trentaine d’années de travail, j’ai révélé au public, dans une biographie, parue il y a un peu plus de cinq ans, les origines réelles de Saint-George et de sa mère, qui le rattachaient indiscutablement à l’esclavage. Depuis, nombreux sont ceux qui, de manière inégale, ont voulu parler de Saint-George, alors qu’ils n’avaient souvent pas grand-chose à en dire si ce n’est que c’était un « noir » (avec une majuscule) l’idée même du mélange et de l’indétermination (il suffit de regarder le portrait en couleur de Saint-George) étant évidemment impensable pour les racistes.

Même s’il m’arrive de lire encore et d’entendre beaucoup d’absurdités savamment colportées sur Saint-George par ceux qui veulent empêcher les Antillais d’avoir une juste connaissance de leurs héros (on ne nous aura rien épargné : une date de naissance fantaisiste, un nom – Boulogne- qui n’est pas le sien, un S obstiné à la fin de son nom - Saint-George - pour qu’il soit moins singulier, un faux père, une mère « sénégalaise », une compétition avec Mozart inventée de toutes pièces, la langueur créole de ses oeuvres, un prétendu républicanisme auquel il ne semble pas avoir adhéré, une persécution posthume imaginaire sur ordre de Napoléon etc.) cette vérité essentielle (à savoir que cet homme est né esclave et a vécu en métropole au moment où le préjugé de couleur y était introduit) est désormais à peu près admise. D’aucuns se sont arrêtés aux qualités sportives qu’on lui connaît et à celles qu’on lui prête (une sexualité supposée amplifiée par sa « couleur », mais dont en réalité on ne sait pas grand chose).

Pour les racistes, le "nègre" serait avant tout un corps fascinant. Saint-George serait tout en muscles - une sorte de footballeur - sa mère, la belle "négresse" du Sénégal, aurait aguiché le colon en tortillant des fesses. Il me semble cependant que le problème le plus intéressant de la vie de Saint-George n’est pas lié à la lubricité de certains de ses admirateurs. Il est ailleurs.

D’où l’échec de tous les racistes ayant tenté de monter des histoires (et des affaires) sur ce personnage par la simple déclinaison de superlatifs et d’incantations insultantes présentées comme valorisantes - Nègre ! (épithète en boucle pour qualifier Saint-George sur la musique d’attente du ministère de l’Outre mer depuis onze ans...) Mulâtre ! Imaginons une peu qu’on surnomme Spinoza le Y... du Grand siècle : à qui ferait-on croire que ce serait pour lui rendre hommage ? Qui endurerait ça ? Pas moi, en tout cas. Car toutes les formes de racisme me font horreur.

Comment Saint-George a-t-il supporté la montée du préjugé de couleur ? Pourquoi a-t-il arrêté de composer quelques années avant le début de la Révolution, alors qu’il était au sommet de son art, comme on s’en convaincra à l’écoute des quatuors de l’opus XIV ? Quel fut son rôle exact dans les événements révolutionnaires et pré-révolutionnaires ? La fiction que je livre au public, outre qu’elle raconte l’histoire d’un musicien, ne dédaigne pas ces questions majeures. C’est sans doute ce qui la rend vraisemblable. Car la vraisemblance me frappe à la relecture (un exercice difficile pour un auteur, toujours trop sévère avec lui-même). Comme si Saint-George préfigurait la situation française d’aujourd’hui où tout homme de talent (donc présumé indocile) originaire des Antilles ou de l’Afrique, parce qu’il est une contradiction vivante au préjugé de couleur, est forcément suspect, comme s’il était engagé d’office dans la lutte contre le parti colonial et raciste qui cherche à empoisonner l’opinion de ses préjugés.

C’est l’histoire de cette lutte involontaire, mais non moins réelle, contre la sottise que je raconte. Le parti colonial et raciste est toujours là, traquant les Saint-George, les Spinoza, s’efforçant de les empêcher d’exister, d’écrire, de composer - bref d’être ce qu’ils sont, emblématiques malgré eux - pour promouvoir les clowns, les médiocres et les lèche-bottes qui rassurent et permettent de maintenir l’oppression.

J’espère que ce livre – d’autant plus politique qu’il s’agit d’une fiction - au-delà du plaisir qu’en procurera la lecture, éclairera et encouragera celles et ceux qui se trouvent dans cette situation inconfortable qui consiste à être obligé de combattre quand on aimerait simplement exercer paisiblement ses talents. Car aujourd’hui, plus que jamais, ceux-là ont intérêt à savoir se servir de l’épée et à la garder à la main. Je ne me fais pas d’illusion, en tout cas, sur l’attitude d’une certaine presse à mon égard. Ce livre est le plus dérangeant de tous ceux que j’ai écrits. Si d’aventure, il devait amener à parler de Saint-George un peu plus que de coutume, je ne doute pas qu’ils sauront trouver des gens pour en parler à ma place et dire ce qu’ils ont envie d’entendre.

Mémoires du chevalier de Saint-George, éditions Alphée Jean-Paul Bertrand (sortie le 16 avril 2010)