Une catastrophe naturelle

Une catastrophe naturelle

Les éditions Libella - Maren Sell ont eu la bonne idée de publier le palpitant Une catastrophe naturelle (De verdronkene, (2005) de la romancière néerlandaise Margriet de Moor, auteure de l’excellent Gris d’abord puis blanc puis bleu (1991). De passage à Paris, Margriet de Moor, pour LE MAGUE, nous évoque cette heureuse Catastrophe naturelle !

Une Catastrophe naturelle  ? C’est l’histoire étrange de deux sœurs se ressemblant au point d’être parfois confondues. Armanda supplie sa sœur Lidy de partir à sa place en Zélande… Et c’est le début d’une histoire incroyable, dans laquelle rapports psychologiques troubles, paysages ahurissants de pluie et de tempête et climat hitchcokien à la Vertigo emportent le lecteur…

Thierry de Fages :
Une catastrophe naturelle – publié aux Pays-Bas en 2005 –
succède à Kreutzersonate – Een liefdesverhaal (2001), non traduit en
français. Avec le recul, quelle principale différence faites-vous entre
les deux romans ?

Margriet de Moor :
Il m’est difficile de définir cette dernière. Kreutzersonate est un petit roman sur la puissance dangereuse de la musique, c’est dans un sens un thriller. Le récit joue habilement avec un thème esthétique qui serpente entre musique et littérature : il donne le thème - comme une course de relais - de la musique (Beethoven) à la littérature (Tolstoï), à la musique (Janacek) et à la littérature (De Moor).
Ce jeu va certainement continuer, comme vous pouvez l’imaginer...

Thierry de Fages :
Le titre de votre livre en néerlandais, De verdronkene [en français La noyée], plante d’emblée le décor de votre dernier roman. Que vous
inspire le titre français Une catastrophe naturelle, à mon avis plus vague
mais aussi plus pénétrant ?

Margriet de Moor :
Le titre français me semble tout à fait en harmonie avec la couverture,
que je trouve particulièrement réussie. On ressent immédiatement dans
ce livre qu’il s’agit d’une catastrophe qui vient de dehors - la tempête - et en même temps d’un drame intime, celui de ces deux jeunes femmes. Le titre permet également d’exprimer ce que j’ai voulu avec ce roman : raconter une histoire qui évite de parler de la culpabilité humaine, même quand tous les ingrédients sont là.

Thierry de Fages :
Le récit d’Une catastrophe naturelle commence par une incroyable histoire de substitution… Armanda supplie sa sœur Lidy de partir à sa place en Zélande passer le week-end avec sa filleule. Curieusement, votre histoire plutôt tragique débute comme une farce. D’ailleurs, l’humour
est souvent présent dans ce récit de près de 300 pages.
Le lecteur peut parfois avoir la sensation d’une tragédie « comique »…

Margriet de Moor :
Ah, vraiment ? Cela doit être en rapport avec le style du roman. Il y a dans le roman très peu de véritable méchanceté. Armanda supplie sa soeur Lidy de se rendre à sa place à cette fête de famille en Zélande. Il est vrai qu’elle même ne veut pas seulement aller ce week-end à cette party d’Amsterdam. Elle veut également y aller avec le mari de sa soeur, qui est un copain depuis ses années universitaires. Alors, oui, il y a une toute petite méchanceté. Mais comment aurait-elle pu savoir qu’elle envoyait sa
soeur à la mort ?! Il est hors de question qu’elle aurait pu savoir cela. C’est le troisième personnage de ce roman - la tempête - qui élève toutes les petites choses humaines - très, trop, humaines ! - dans une énormité sans merci.
Après des grandes catastrophes comme tsunami ou tremblement de
terre, je suis toujours impressionnée par tous ces gens qui cherchent, au plus vite, à mener de nouveau une sorte de vie quotidienne. Dans le roman, il y a ce grenier, qui est entouré déjà par la mer, bougeant, avec ce petit groupe sur le point de périr. Personne ne survivra - de là le titre néerlandais. Le récit est raconté du point de vue de ceux qui ne seront pas sauvés.

Thierry de Fages : Ce personnage d’Armanda se trouve obligé de cohabiter « 
mentalement » avec une encombrante sœur. Pourtant, vous ne la faites
pas basculer dans la folie. Au contraire, Armanda apparaît au lecteur comme
quelqu’un de plutôt optimiste et rationnel…

Margriet de Moor :
Personnellement je crois que des deux, c’est elle qui est la plus
tragique. Lidy part pour la Zélande, il lui reste seulement à vivre trente-six heures, mais ce sont des heures intenses de vie, s’inscrivant dans un combat pour survivre.
Elle vit cette courte vie d’une manière très forte, dans une sorte d’ivresse, toutes les grandes choses que la vie lui offre : une naissance, la mort, l’amitié, l’humanité, même la promesse d’un amour... Sa soeur Armanda vit tout ça aussi, dilué, ironiquement, pendant presque quatre-vingts années, chaperonnée continuellement par une soeur qui n’est pas revenue...

Thierry de Fages :
Désiriez-vous écrire un roman sur la rivalité amoureuse - celle des deux sœurs Armanda et Lidy ?

Margriet de Moor :
Pas vraiment ! La rivalité amoureuse entre deux soeurs, ou entre deux amies, ou entre deux femmes est - de nouveau - une chose complètement normale, pour ne pas dire innocente. Celui qui est le malveillant est le
troisième personnage. Lui, l’orage, emporte tout dans un cauchemar.
Mon vrai secret désir était d’écrire un roman sur le temps, le temps qui
bouge simultanément en deux tempos. My background is music. J’ai été habituée au conservatoire au chant et au piano. Tout ce que je sais de l’art vient de la théorie et de la pratique de la musique, où l’on entend, bien sûr, deux tempos en même temps, très souvent. Dans mon roman les trente-six heures de Lidy, et les quatre-vingts années d’Armanda ont littéralement le même espace, la même quantité de pages, d’haleine, donc.

Thierry de Fages : La tempête de 1953 se révèle le cadre majeur de votre
histoire. Contrairement aux Pays-Bas, cet évènement historique est
relativement peu connu en France. Après un demi-siècle, le souvenir de cette tempête est-il toujours vivace dans votre pays ?

Margriet de Moor :
Les Néerlandais sont beaucoup moins intéressés que les Français par leur propre histoire. Mais avec la médiatisation de désastres comme le tsunami en Asie, le débat sur l’eau qui va monter inéluctablement aux Pays-Bas s’avère de plus en plus vivace. Etant donné que la Hollande serait le premier pays à disparaître complètement, il y a plus d’intérêt en « notre » tempête depuis une dizaine d’années. Nous sommes un peuple pratique. Au lieu de méditer passivement, l’on a préféré construire un des travaux les plus prestigieux qui existent au monde jusqu’a présent : les travaux Delta,
contenant une porte mobile gigantesque entre la mer et le pays de
Zélande et la Hollande du Sud.

Thierry de Fages :
L’idée d’incorporer cette effroyable tempête à votre
récit vous est-elle venue spontanément ?

Margriet de Moor :
Mes idées se présentent presque toujours très vite, et jamais à ma table
d’écriture. Elles déboulent là en une minute, mijotent, et me voilà
au travail pour deux, trois ans !

Thierry de Fages : Curieusement, la fin, comme le début d’Une catastrophenaturelle, dégage un sentiment d’apaisement et de complicité. Sans dévoiler la fin du roman, quel message cherche à transmettre Armanda ?

Margriet de Moor :
La fin du roman est une conversation entre la vieille Armanda et Lidy.
Les deux soeurs parlent d’un ton relâché de la mort, étant pour Armanda une chose en train de venir, pour Lidy une chose passée. Elles parlent aussi,
très intimement, sans aucune gêne de leur vies de fille et de femme. Ainsi,
les deux soeurs sont - comme je l’ai voulu dans le livre (ou plutôt : comme le livre l’a voulu) - liées jusqu’à la fin.

Margriet de Moor
Une catastrophe naturelle, éditions Libella – Maren Sell, 336 pages, 2010 Prix : 24 euros
Traduit du néerlandais par Danielle Losman

www.margrietdemoor.nl