Putes et fièr(e)s de l’être

Putes et fièr(e)s de l'être

Vu sur France 2 en mars 2009, un documentaire de Jean-Michel Carré consacré aux travailleu(r)ses du sexe sortira en salles le 3 février 2010. Un film intelligent, troublant et combatif.

Depuis les années soixante-dix, Jean-Michel Carré et les films Grain de sable secouent bien des cocotiers. « Le cinéma est l’art le plus adéquat pour l’activisme politique », assure le réalisateur à qui l’on doit Alertez les bébés (1978), Votre enfant m’intéresse (1981), Femmes de Fleury (1991), Galères de femmes (1993), Visiblement je vous aime (1995), Charbons ardents (1999), Koursk, un sous-marin en eaux troubles (2004), Le système Poutine (2007)…

En 2009, Jean-Michel Carré a sorti Les travailleu(r)ses du sexe. Ce n’est pas la première fois qu’il filme l’univers de la prostitution. Le réalisateur a déjà à son actif six documentaires sur les trottoirs de Paris, sur les enfants des prostituées, sur les clients…, films réunis dans le DVD Prostitution à visage découvert (Doriane films-Films Grain de sable). On y rencontre la mère de Jean-Marie, jeune homosexuel prostitué devenu Sandra. Bénédicte parle de son combat pour quitter la prostitution et devenir éducatrice spécialisée. Un client et une prostituée parlent de leur couple. Des jeunes s’expriment sur le métier de leur mère. Il est aussi question de la spirale drogue-prostitution…

L’angle choisi pour Les travailleu(r)ses du sexe est différent. Le sous-titre « et fièr(e)s de l’être » donne le ton. Interviewé(e)s en France, en Belgique ou en Suisse, les personnes qui s’expriment ici défendent farouchement leur métier. À visage découvert, elles /ils revendiquent haut et fort leur choix dans la lignée des slogans libertaires vus et entendus lors de la Pute Pride : « Je préfère vendre mes charmes pour du pognon que vendre mon âme à un patron ! », « Plus de caresses, moins de CRS ! » Réalisateur du film J’ai très mal au travail (2006), Jean-Michel Carré a trouvé des gens heureux chez ces travailleu(r)ses indépendant(e)s, ces artisan(e)s, ces assistantes sociales « avec le sperme en plus ».

« Toute la société pratique la prostitution voulue ou non voulue. Tout le monde se vend, se prostitue d’une façon ou d’une autre », plaide Sofia, juriste et prostituée. Certaines paroles vont choquer les puritains putophobes qui pullulent à l’ombre des bénitiers, mais aussi, hélas, dans certains milieux féministes. Pourtant, selon Isabelle, prostituée toulousaine depuis 18 ans, « se prostituer est un acte politique et féministe. » Alors ? « Le premier gros argument contre la prostitution, c’est la marchandisation des corps et le deuxième, incontournable, c’est l’esclavage, dit-elle. Des arguments qui peuvent être justes, mais qui sont justes pour l’ensemble du fonctionnement social et mondial. L’esclavagisme, malheureusement, en fait partie. Lorsque des travailleurs et des travailleuses immigré(e)s sont exploité(e)s dans des ateliers clandestins, il n’y a pas grand monde pour le dénoncer avec autant de force que la prostitution. Qu’est-ce qui se passe de si grave, de si douloureux pour une société dans le travail du sexe ? Qu’est-ce qui se joue là de si fondamental que tous les arguments convergent contre le travail du sexe ? »

« Je ne pourrais pas travailler dans un abattoir. Je ne pourrais pas être non plus spéléologue ou infirmière. Faut-il pour autant interdire ces métiers ?, lance avec malice Sonia, prostituée à Bruxelles qui a une dent contre certaines féministes. Je ne les appelle pas des féministes parce qu’une vraie féministe, c’est pas ça. Une féministe, elle accepte d’entendre la parole de toutes les femmes. Il n’y a pas des femmes qui méritent d’être défendues et d’autres qui ne le méritent pas. Je crois que ça les arrange cette histoire d’esclavage. Elles nous empêchent d’avoir le droit à la parole, parce qu’elles ont très peur de ce qu’on pourrait dire. Dès qu’une fille dit qu’elle va bien, que c’est un métier qui lui convient alors, là, il faut la tuer. Moi, je n’ai jamais été interrogée par une prohibitionniste. Elles vont chercher des filles qui sont dans la drogue, des filles qui travaillent dans des conditions abominables dans la rue. C’est uniquement sur ça qu’il faut se battre et ne pas faire un amalgame qui n’est que du populisme politique. »

Régulièrement, des enquêtes paraissent pour expliquer que de nombreuses prostituées ont été violées dans leur enfance. Ce n’est pas le cas chez les interviewées qui refusent d’endosser un rôle de victimes. « Fait-on ce genre d’études pour les secrétaires ou les ouvrières ? Non, on les fait seulement chez les putes… » Tous les moyens sont bons pour stigmatiser les prostitué(e)s. Les moralistes attaquent sous divers masques. « Mon corps n’est pas un tabernacle !, insiste Sonia. Pour moi, mon sexe n’est pas sacré, ça ne vient pas du divin, ce n’est pas fait que pour avoir des enfants, ou faire l’amour par désir pour l’homme que j’aime. Moi, mon sexe me sert au travail, et il me sert dans ma vie privée. Mais ce n’est pas le même parce qu’il n’est pas donné de la même manière. »

S’il fallait le rappeler, le film revient sur la dimension humaine et sociale de la prostitution. « Quelquefois, il y en a qui viennent juste pour tenir la main d’une femme, en respirer l’odeur, sentir l’épaule, et puis ils sont contents. Ils se rappellent peut-être quelqu’un d’autre. Dans ces cas-là, je suis un substitut d’amour », explique tendrement Pascale. Marianne s’est spécialisée dans une clientèle composée de personnes handicapées. En pratiquant des « tarifs sociaux », elle offre à des personnes « considérées comme des monstres par la société » de rares moments d’humanité. La sexualité des personnes handicapées est un tabou parmi les tabous. Parfois, elles doivent économiser pendant six mois pour pouvoir connaître un orgasme avec une « professionnelle ». Intenable. Un client, infirme moteur cérébral depuis sa naissance, livre un témoignage poignant. Marianne, l’une des « belles personnes » du film, s’est inscrite parallèlement dans une formation d’infirmière psychiatrique. Un médecin lui a avoué que ses patients prennent moitié moins de médicaments depuis qu’elle leur permet d’avoir des relations sexuelles régulières. Oui aux « assistantes sexuelles », non aux camisoles chimiques !

Les films de Jean-Michel Carré ont l’habitude de prendre les idées reçues à rebrousse poil. Celui-ci casse encore bien l’hypocrisie ambiante. Depuis la loi pour la sécurité intérieure pondue en mars 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, une série de nouveaux délits répriment la prostitution. Ainsi, pendant que l’économie de marché se gave de sexe via salons, soirées sex-toys, films et Internet, que les médias font du sexy un argument massue, les prostitué(e)s sont obligé(e)s de longer les murs pour ne pas être accusé(e)s de « racolage passif ». Le sex appeal s’est démocratisé sur fond de pseudo libération sexuelle. Mademoiselle et madame Toulemonde sont sommées d’être sexy pour être dans le coup. Les putes, elles, sont priées d’aller se rhabiller. « Autrefois, on reconnaissait une pute à la manière dont elle s’habillait, constate Isabelle. Si ça continue, avec la loi, ça va être l’inverse. On peut voir des nanas habillées hyper sexy et les prostituées ont à cœur de s’habiller bien classique pour ne pas se faire repérer par les flics… » C’est qu’elles risquent gros entre PV, amendes, contrôles fiscaux, retrait de la garde des enfants…

Dédié à Grisélidis Réal, romancière, peintre et prostituée décédée en 2005, le documentaire de Jean-Michel Carré donne également la parole à Yvan (client de Sonia depuis dix ans), à Gaby (ex-prostituée qui veut créer une maison d’accueil pour les prostituées âgées « oubliées » sans ressources, ni sécurité sociale, ni retraite), à Alain (escort boy), à Maîtresse Nikita (président de l’association Les Putes et naturopathe), à Lisa (directrice de maison close à Genève)… Chaque témoignage nous questionne sur les rapports hommes/femmes, sur les pratiques sexuelles, sur la notion de travail, sur le contrôle de la sexualité par le pouvoir. Ce reportage explique enfin que la répression anti-prostitué(e)s fait totalement le jeu des proxénètes et des mafias. C’est en sortant la prostitution de la clandestinité que l’on pourra lutter contre les réseaux esclavagistes. C’est en donnant un statut et des droits aux prostitué(e)s qu’elles/ils pourront se défendre contre les maquereaux dont le principal demeure l’État.

Les travailleu(r)ses du sexe - et fière(e)s de l’être (1h25, France, 2009) documentaire écrit, réalisé et filmé par Jean-Michel Carré sera dans les salles à partir du 3 février 2010. Un film produit par les Films Grain de sable/Simple production/RTBF-télévision suisse romande et la participation de France 2. Un livre portant le même titre sortira aux éditions du Seuil courant 2010.

Le site du STRASS – Syndicat du TRAvail Sexuel