De la vie des marionnettes du poète et l’étoile rouge

De la vie des marionnettes du poète et l'étoile rouge

Imaginez un célèbre poète jeune et agréable qui se laisse embobiner sous le charme certain d’une agent du KGB. Un Aragon qui tomberait raide dingue d’une Elsa Triolet qui le manipulerait et se servirait de lui comme devanture à sa boutique de propagande sous l’œil concupiscant de Staline, le petit père des peuples opprimés ! Alicia Dujovne-Ortiz se tire avec brio de cette fable moderne du côté de la vie des marionnettes.

Le jeune poète est uruguayen et se nomme Felisberto. Il rencontre à Paris Africa de las Heras, une tumulte / tueuse aguerrie à servir les ordres du parti d’en haut, via Moscou depuis son recrutement durant la guerre d’Espagne à la tête de miliciens. Ella été capitaine et a réussi à grimper tous les échelons de la hierharchie militaire mais aussi à s’illustrer de façon brillante durant le confit de la seconde guerre mondiale contre les allemands. Elle fut également secrétaire de Trotski réfugié au Mexique et la brillante amante du bras vengeur du Kremlin en la personne de l’assassin du Léon à abattre.

« Nous l’avons choisie pour son courage, c’est clair, mais aussi pour son optimisme. Le pessimisme est contre-révolutionnaire ; nous nous débarrassons des gens qui n’avaient pas de moral fort, tout communistes qu’ils fussent. Ceux-là même qui en 1938 à Barcelone murmuraient un peu partout que l’URSS les avait abandonnés après avoir utilisé l’Espagne comme une vitrine, et que maintenant nous pactisions avec les nazis, raison pour laquelle nous laisserions Franco au pouvoir. Ils n’avaient par tort. Mais nous avions besoin de gens motivés, nous n’allions pas remplir notre pays de … Oleg ». (page 88)

Oleg, c’est l’agent, c’est l’officier traitant qui tire les ficelles du destin d’Africa depuis Moscou pour la bonne Cause ! Il écrit le roman de la destinée de cette femme hors du commun qui ne le laisse pas indifférent.

« J’étais un marionnettiste dont les marionnettes se dissimulaient derrière un rideau. Je l’avais bien mérité. J’ai toujours su que si je manipulais ainsi la vie des autres, il arriverait un jour où quelqu’un finirait par me manipuler moi ». (page 103)

Seulement l’héroïne à double face est aussi très consciente des aléas de son rôle à jouer et sait se plier aux contraintes. « L’agent secret qui pense de l’avoir perdu (le maillon) se sent abandonner. Seul. Sans famille. Sans existence. Sans identité. Et il ne fait pas que le ressentir, il est réellement livré à lui-même. Tout ce qui jusque là a représenté un soutien pour lui s’effondre. Se brise. Une marionnette sans fil ». (page 135)

Rôle d’autant plus difficile que dans son ménage en Amérique du Sud, elle qui était habituée à l’action se morfond derrière sa machine à coudre et son poste émetteur radio. Je ne vous ai pas encore dit que le poète se déclare comme un anticommuniste fervent. Quelle meilleure couverture pour Africa qui devient son épouse et doit monter un réseau pour introduire des espions aux USA.

Alicia Dujovne-Ortiz, l’auteure de grand talent est argentine, vit à Paris depuis 1978 et a déjà publié moult romans. Elle a le métier de l’écriture chevillé au corps. Elle sait raconter et faire ressentir à ses lectrices et ses lecteurs le ressentiment sur les existences de ses personnages principaux dont l’un préfère jouer à la poupée que de se consacrer à son épouse, qui elle à une mission à exécuter. Ces deux là par-delà leur rencontre fortement improbable sans l’œil bienveillant de Moscou, vivent à côté sans se percer à nu leur véritable personnalité. Le NKVD est la famille de substitution pour Africa. Elle exerce la profession de bonimenteuse !

« Moscou, avril 1950 (Journal d’Oleg). Le mariage dure toujours. Africa se plaint mais pour le moment, elle supporte. Je me les imagine tous les deux, chacun dans leur chambre, chacun devant sa machine, séparés par un voile invisible, un rideau léger, mais infranchissable, tous deux transmettant des messages en apparence dissemblables et se sentant pareillement puissant devant le clavier qui est leur raison de vivre ». (page 155)

Parfois la fiction extrêmement bien construite et documentée peut se subordonner à une certaine réalité qui nous dépasse. Et, au seuil de son existence, Africa se rend compte qu’elle n’a jamais aimé quiconque et ne sait pas aimer et que derrière sa cuirasse émotionnelle, comme dirait le père W. Reich, elle n’a pas encore existé un jour pour elle-même !

« - Mais tu ne comprends pas que nous t’avons manipulée comme une marionnette ? dit l’ex patron des Opérations spéciales d’un air désespéré, changeant inopinément de registre, comme s’il ne savait pas très bien ce qu’il veut et ce qu’il lui reproche. Toi et Felisberto, nous vous avons inventé !
- Vous avez bien fait
 ». (page 239)

Le masque tombe au-dessus de la tombe dans la plus parfaite solitude.

L’Etoile rouge et le poète de Alicia Dujovne-Ortiz, éditions Métailié, bibliothèque hispano-américaine, traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet, 280 pages, 18 euros, 2009