L’Oeuf du Serpent, préambule au fascisme ordinaire

L'Oeuf du Serpent, préambule au fascisme ordinaire

Situation de crise sociale des années 23 à Berlin, Ingmar Bergman mord là où ça fait mal. Son cinéma métamorphosé titille nos capacités de résistance tant il en est encore grand temps et avant que la peur ne déshumanise nos révoltes à se couler si facilement dans le moule.

Une masse de la misère en noir et blanc déplace sa carcasse en baissant la tête. On dirait un troupeau qui file bas à l’abattoir résigné ! Cette ouverture du film est analysée par le personnage du « savant fou » qui souhaite tirer les fils de ces marionnettes dépersonnalisées. Regardez tous ces gens. Incapables de rébellion par ce que trop humiliés, trop craintifs, trop abattus. (…) L’avenir, c’est comme un œuf de serpent. Sous une fine membrane, on discerne clairement le déjà parfait reptile près à se piquer au jeu du pouvoir et des zones d’influences au pas de l’oie.

Durant la semaine du 3 au 11 novembre 1923 à Berlin se déroule le film. Le paquet de cigarettes coûte 4 milliards de marks et plus personne n’a foi ni dans l’avenir, ni dans le présent. L’inflation selon ses fluctuations galope, le chômage conditionne le désespoir sous son étendard entretenu. La bande-annonce confirme le rôle du drame : Les gens ont peur la nuit, le gouvernement est impuissant. L’argent a de moins en moins de valeur. Pourtant les gens font comme si rien n’avait changé. Et c’est peut-être le cas.

Dans ce contexte morne et terne, Abel Rosenberg joué par l’excellent David Carradine (Kill Bill et Kwai Chang Caine le célèbre héros de la série Kung Fu), athlète artiste de cirque débauché cuve son désarroi dans l’alcool et les rues de Berlin. Au retour d’une de ses déambulations, il trouve son frère Max suicidé d’une balle dans la tronche. Le commissaire Bauer le soupçonne déjà de plusieurs crimes dans le quartier.

Etonnant Ingmar Bergman qui par trop souvent m’a levé un soupir et un bâillement dans Cris et chuchotements ou Scènes de la vie conjugale. A tant et tant vouloir creuser les personnalités morbides de ses personnages, il avait usé le fond de son psychologisme luthérien à la sauce suédoise coincée et austère. En revanche, j’ai été littéralement happé par LOœuf du Serpent à la verve expressionniste ! Il a fallu qu’Ingmar quitte son pays pour raisons fiscales et tourne en anglais en Allemagne avec un budget conséquent dans les mêmes décors que Berlin Alexanderplatz, le chef d’œuvre de ce cher Werner Rainer Fassbinder, pour qu’enfin il se réveille au sursaut salutaire à son cinéma.

Il a été dépassé par tout cet argent, par la possibilité de reconstituer une rue berlinoise à part entière. (…) Il a focalisé son attention sur les maisons. (…) Il s’est éloigné de son talent, qui est de privilégier l’être humain. (Liv Ullmann)

Abel retrouve Manuela l’ex femme de Max jouée par la splendide Liv Ullmann, Ils forment un couple improbable. L’amour sans toi ni moi et le dévoilement de ses multiples facettes à rebours d’une atmosphère qui ne pousse pas à se fondre dans l’autre… Le symbole du cabaret de cette époque a décharné le cabaret culturel et politique Néopathétique des anarchistes et pacifistes de la Belle Epoque berlinoise d’avant-garde et d’avant guerre. Désormais, les plaisirs du cabaret sont plus chairs que nature révoltée. On s’y oublie dans l’alcool et le formol. Manuela chante et se déhanche et passe-passe son charme pour quelques maigres marks de survie.

Abel assiste au lynchage de quelques juifs par les jeunes tenants de la peste brune en action, dans l’indifférence généralisée. Un poison s’est insinué de toutes parts, c’est lui qui le dit !

La spirale aspire notre couple de soupirants dans une machination implacable drame historique, sur fond d’écran auréolé de croix gammées en puissance.

« Le savant fou » pustule comme pour ouvrir une sortie de crise sociale sans précédent en Allemagne dans l’ordre immuable. L’ancienne société était fondée sur la bonté utopique de l’homme. (…) La nouvelle évaluera en l’homme possibilités et limites. L’homme est anomalie. Une perversion de la nature. (…) Nous exterminons l’inférieur et accroissons l’utile !!!!!

A l’heure, où la prépondérance nationale du droit du sang hérité des largesses teutonnes, qui ont inspiré l’idéologie nazie, nous rabâche les esgourdes au pays franchouillard des droits de l’homme et du citoyen, L’Oeuf du Serpent peut nous dégrafer certaines œillères sur une époque qui se désespère de se bouger les puces.

Tourné en 1977 et hélas toujours d’actualité, Ingmar Bergman a réalisé un de ses films les plus singulier et détonnant. A voir ou revoir d’urgence !

L’Oeuf du Serpent d’Ingmar Bergman avec Liv Ullmann et David Carradine, DVD 9 – nouveau master restauré, version originale / version française, sous titres en français, format 1.66 respecté, couleur, durée du film 114 minutes, distribué par Carlotta Films, 7 octobre 2009, 19,99 euros

Suppléments :
Loin de Suède (20 minutes), documentaire sur L’œuf du Serpent composé d’un entretien d’époque avec Ingmar Bergman et d’interventions contemporaines de Liv Ullmann et David Carradine
Bande-annonce / L’œuf du Serpent ou l’exil d’Ingmar Bergman (livret 36 pages inédit)