Zoom sur les utopies libertaires américaines

Zoom sur les utopies libertaires américaines

Sociologue et historien, professeur émérite de civilisation américaine à l’université Paul-Valéry de Montpellier, animateur du site Recherche sur l’anarchisme, Ronald Creagh vient de publier avec Utopies américaines un livre qui met en lumière les expériences libertaires qui ont tourné le dos à l’American way of life depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours.

La couverture du livre donne le ton. Elle reproduit un instantané daté de 1971 du photographe libertaire Henri Cartier-Bresson : une communauté installée au Nouveau-Mexique. Ronald Creagh remonte bien plus loin dans le temps pour nous parler des communautés « utopistes » qui ont vu le jour aux États-Unis entre 1825 et maintenant.

Inspirées par le socialiste gallois Robert Owen, héritières de la pensée du philosophe français Charles Fourier, issues de mouvements religieux qui prirent le célèbre Aimez-vous les uns les autres au pied de la lettre, partisanes du Devoir de désobéissance civique formulé par le poète Henry-David Thoreau, lectrices d’Élisée Reclus, de Michel Bakounine ou de Pierre Kropotkine, sympathisantes des luttes d’Emma Goldman, convaincues par les principes pédagogiques de l’École moderne de Francisco Ferrer…, les communautés libertaires ont prospéré avec plus ou moins de bonheur en Amérique bien avant l’avènement du mouvement hippie et du « flower power » qui a fait les choux gras de la presse à sensation.

On trouve toutes sortes de trajectoires dans ces microsociétés qui durèrent quelques mois ou plusieurs années. Les milieux libres américains, véritables laboratoires sociaux, se sont nourris de mille apports. Les pionniers utopistes furent anti-esclavagistes, pacifistes, féministes, végétariens, non violents, partageux, spirites, partisans de l’amour libre et du contrôle des naissances, égalitaires, libres penseurs, naturistes, coopératifs, espérantistes… Une infinie variété d’expériences a marqué ces communes libres sans dieu ni gourou où la démocratie directe prenait corps, où le « communisme » ne broyait pas l’individu.

Sans angélisme, Ronald Creagh commente la vie (et parfois la mort) des communautés aux prises avec des réalités impitoyables. Le froid, la faim, les maladies, la répression, l’hostilité des médias et du voisinage, les dissensions internes… planaient sur les projets comme des oiseaux de proie. Malgré l’adversité, renforcées par l’arrivée de militants européens, des associations libres devinrent quelquefois de vraies petites villes avec écoles, orchestres, équipes de baseball, journaux, bibliothèques. L’une d’elles avait même une flotte de barques.

Chapitre après chapitre, Ronald Creagh remonte le temps des collectifs affinitaires, urbains ou ruraux, en soulignant bien les dimensions sociologiques des époques, des lieux, des hommes et des femmes qui ont vu et vécu le monde autrement. Une quarantaine de projets associés à la galaxie libertaire, depuis 1816 à 2005, sont mentionnés. Certaines communautés underground créées en 1967 et après, fédérées ou non, sont toujours bien vivantes en Virginie, dans le Missouri, dans l’Oregon, en Caroline du Nord ou à Washington. Chacune contribue à sa manière à l’essor des réflexions libertaires et de la « contre-culture ». Ici des féministes lesbiennes, là des écolos non-violents, ailleurs des militants sociaux engagés dans l’aide alimentaire, le commerce équitable, la santé des femmes ou des réseaux d’avocats, des antimilitaristes, des collectifs de solidarité avec les soldats gravement blessés, des comités de soutien aux prisonniers, des anarcho-punks… et même des anarcho-chrétiens.

Ouverts sur l’inconnu et l’imprévu, les modes de fonctionnement sont divers. Toutes les communautés bannissent bien entendu le patriarcat et instaurent l’égalité entre toutes et tous. Pas de directeur ni de leader. On opte pour la rotation des tâches et des responsables. Les décisions sont prises au consensus. De nouveaux rapports à la famille, à la propriété, à l’argent et au travail sont inventés. L’alcool et le tabac ne sont pas toujours bien vus. Les drogues sont souvent interdites. On prend les repas en commun ou pas. On recherche une vie plus naturelle. On est généralement végétariens. Antinucléaires, on milite pour le solaire et l’éolien. On agit pour une éducation nouvelle et émancipatrice. On se sert d’Internet pour diffuser ses idées à grande échelle.

L’étude s’ouvre sur une rencontre avec le Collectif A Go-Go, une communauté punk installée dans le Massachussets, à Worcester. Ce qui n’est pas un détail. C’est là en effet que fut lue pour la première fois en public la Déclaration d’indépendance, là aussi que fut impulsé le mouvement des suffragettes et l’abolitionnisme, là encore qu’Emma Goldman et Alexander Berkman vendirent des glaces, là où vécu le yippie Abbie Hoffman… L’histoire se poursuit donc, ici et ailleurs, avec des gens qui ne se limitent pas à proclamer que d’autres mondes sont possibles. Les autres univers sont déjà là, sous de multiples facettes, pour conjuguer utopie et émancipation sociale.

Bien organisé, enrichi d’un glossaire, d’index et d’une imposante bibliographie, ce livre est indispensable pour dire ou rappeler qu’une autre Amérique, celle que l’on aime, existe.

Ronald Creagh, Utopies américaines - Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours, éditions Agone, 400 pages. 24€.

Bon à savoir :

Le 24 octobre, à 17h, à Bordeaux, rencontre avec Ronald Creagh à la librairie du Muguet à L’Athénée libertaire (7, rue du Muguet).

Le 6 novembre, à 19h, à Perpignan, rencontre avec Ronald Creagh à la librairie Infos (2, rue Théodor-Guiter) à l’initiative du groupe Puig-Antich de la CGA.

Le 12 novembre, à 19h30, à Paris, rencontre avec Ronald Creagh au Palais de Tokyo (13 avenue Président Wilson, 16ème).

Le 18 novembre, à 16h, à Grenoble, rencontre avec Ronald Creagh au café de la librairie Decitre (9–11 Grande rue).

Le 18 novembre, à 20h30, à Grenoble, rencontre avec Ronald Creagh à La Table ronde/Le Grenier (7, Place Saint André) à l’initiative des Amis du Monde diplomatique de Grenoble.

Le 12 décembre, à 18h, à Saint-Jean-du-Gard, rencontre avec Ronald Creagh à la bibliothèque 152 Infokiosque, (152, Grand’rue).

Pour visiter le site-forum Recherche sur l’anarchisme animé par Ronald Creagh