Une jeunesse entre guerre civile et exil

Une jeunesse entre guerre civile et exil

De son exil argentin, Carmen Antón a revécu par écrit ses troublantes années espagnoles. Depuis sa rencontre avec Federico García Lorca dans la troupe de La Barraca jusqu’à la Retirada dont on commémore cette année les 70 ans, la trajectoire de cette jeune comédienne est unique. Chemin faisant est un document exceptionnel.

Comme dans un film riche en flash-back, Chemin faisant commence par des souvenirs anciens mais vivaces bercés par le doux mouvement d’un fauteuil à bascule. Entourée d’oiseaux et de libellules, Carmen Antón médite en admirant les roses et les immortelles qui peuplent les jardinières de l’appartement qu’elle habite, rue Lafinur dans le quartier de Palermo de Buenos Aires. Immortelle, sa mémoire l’est aussi.

Carmen Antón, Maricarmen pour les intimes, est née à Madrid en 1916. Son histoire personnelle n’allait pas tarder à croiser l’Histoire de son pays. Quand la jeune femme s’est inscrite à la faculté de médecine San Carlos de Madrid, la marmite espagnole était prête à exploser. Même les sœurs du couvent des « repenties » s’évadaient… Sans appartenir à tel ou tel parti, Carmen, militante de la Federacion universitaria escolar (FUE), se situait clairement dans le camp républicain qui luttait contre toutes les oppressions. Viva la Pepa ! Vive la Joie !

En 1933, comme professeur de physiologie, Carmen avait Juan Negrin Lopez, le futur président socialiste du conseil de la République espagnole. Comme professeur de théâtre, elle allait avoir Federico García Lorca. Le poète voulait créer un théâtre jeune, itinérant, destiné au peuple. Lassée par le théâtre « vieillot et mièvre », l’étudiante adhérait à cet esprit. Tremblante le jour de son audition, elle récita les Coplas de Jorge Manrique devant Lorca qui l’accompagnait au piano. Malgré ses études, Carmen intégra la compagnie nommée La Barraca. Grâce à un autocar cédé par le gouvernement, la troupe planta ses tréteaux dans de nombreux « patelins ». Les gardes champêtres annonçaient les spectacles gratuits avec leur trompette. Les comédiennes portaient jupe bleue et chemisier blanc. Les comédiens endossaient une salopette bleue de mécanicien ornée d’un écusson créé par le peintre Benjamin Palencia.

Au gré des aléas politiques qui faisaient et défaisaient les subventions, La Barraca sillonna villages et villes avec des pièces, des « romances », des œuvres d’António Machado, de Lope de Vega… En février 1936, le Front populaire triompha aux élections. La Barraca séjournait alors en Catalogue. Durant l’été, la compagnie s’installa à Santander. Lorca y donna lecture de son Chant pour la mort d’Ignacio Sanchez Mejias. De retour à Madrid, Lorca devait se rendre à une fête familiale en Andalousie. N’ayant pas voulu écouter les amis qui l’invitaient à ne pas quitter la capitale, il fut intercepté et assassiné par des fascistes le 18 août. Son corps repose toujours dans une fosse commune.

Effondrés, les Barracos apprirent la nouvelle dans une caserne de Madrid où ils jouaient les Intermèdes de Cervantès pour distraire des soldats qui montaient au front. La menace fasciste était partout. À la faculté de médecine, on soupçonnait la Phalange d’utiliser les bistouris de dissection comme armes… La radio parla soudain d’un soulèvement militaire aux Canaries. Les journaux disaient que le peuple réclamait des armes pour se défendre, mais que le gouvernement gardait la situation en main… C’est au guichet d’une gare perdue que Carmen découvrit les dernières informations. Foulard rouge et noir autour du cou, l’employé expliqua que la révolution était en marche pour entraver le coup d’état militaire, que les transports étaient réquisitionnés, que les classes étaient abolies... et que les chapeaux, jugés réactionnaires, n’étaient plus à la mode. Un train arriva pour confirmer les dires de l’anarcho-syndicaliste. Des Vive la révolution étaient peints sur les wagons.

Des drapeaux tricolores républicains, des rouges, des noir et rouge apparaissaient dans le paysage espagnol, sur les camions, sur les édifices. La guerre qui opposait républicains et fascistes ne se faisait pas à armes égales. Des miliciens mal armés et divisés se battaient contre une armée professionnelle. Avoir 20 ans en 1936 en Espagne… Carmen, « citoyenne ordinaire », utilisa tous ses talents pour venir en aide aux premiers blessés. Secouriste, elle les soigna dans l’hôpital du Cercle socialiste des enfants trouvés. Comédienne, elle leur lisait et relisait le Romancero gitano. Dans les rues d’un Madrid encerclé et affamé, Carmen, le poing fermé, les yeux noyés de larme, regardait passer des colonnes de soldats chantant en plusieurs langues : les Brigades internationales.

Des bombes incendiaires tombaient sans répit. Rafael Alberti fut chargé du sauvetage des tableaux du Prado. Pour protéger les enfants, la FUE organisa une évacuation vers la région du Levant. Carmen se transforma alors en institutrice. Les fêtes religieuses n’étant plus fêtées, elle offrit aux enfants un spectacle de marionnettes pour le premier de l’an. L’ombre magique de Lorca rodait toujours et c’est son Don Perlimpin qui fut joué devant un public joyeux.

Le monde des Arts et des Lettres apportait sa contribution à la résistance. Le deuxième congrès mondial des écrivains antifascistes se tint à Madrid et à Valence en 1937. André Malraux, Boris Pasternak, Maxime Gorki, John Dos Pasos, Ernest Hemingway, Pablo Neruda… étaient là. À Valence, Carmen et les Barracos qui ne se battaient pas sur le front ont joué pour eux Mariana Pineda, de Lorca. « Je suis la liberté blessée par les Hommes… » Un bombardement fasciste ébranla la salle juste après la représentation. Les jours suivants, Carmen rendit visite à António Machado. Il habitait près de Valence avec sa mère. De santé fragile, il restait néanmoins optimiste. « No pasaran ! Ils ne passeront pas ! » Épuisé par la Retirada, Machado est mort à Collioure le 22 février 1939.

Le sang des miliciens républicains rougissait les champs de bataille. « Malgré tout, nous voulions croire ce que l’on nous faisait croire, que l’Angleterre et la France allaient nous aider, que la Russie allait nous envoyer des armes et des avions », écrit Carment Antón en repensant aux jours noirs gorgés d’illusions et de déceptions. Une nouvelle mission l’attendait pour lui redonner des forces et défendre la cause républicaine. Le gouvernement la chargeait de tenir un stand de livres dans le pavillon d’Espagne ouvert à l’Exposition internationale de Paris. Elle y rencontra Gori Muñoz, scénographe chargé de la décoration du Pavillon qui deviendra son mari. Parmi les artistes exposés, on comptait Miró, Calder… Pablo Picasso, heureux de croiser une « petite minette », mettait les dernières touches à Guernica.

La Rotonde, La Coupole, Le Dôme grouillaient d’artistes. Les Espagnols venus acheter des armes ou pour donner des conférences côtoyaient d’anciens membres de La Barraca, des peintres, des modèles, des écrivains, des musiciens (Alejo Carpentier, Wilfredo Lam, Foujita, Kiki de Montparnasse…). La guerre semblait loin, mais ce n’était qu’une illusion. Le pavillon d’Espagne était placé près de ceux de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Les soldats d’une escadrille italienne, vainqueurs d’un concours d’aviation, crurent pouvoir chahuter la jeune « rouge » espagnole qui distribuait de la propagande républicaine aux visiteurs. Interrogée sur Franco, elle répliqua courageusement en tendant une brochure sur la bataille de Guadalajara où les troupes de Mussolini avaient pris une sérieuse raclée. Le Canard enchaîné s’est fait l’écho de cette excellente répartie.

Le printemps 1938 fut le dernier printemps espagnol de Maricarmen. À Barcelone, où le gouvernement était replié, les alertes étaient permanentes. Les réserves de la ville étaient épuisées. Pour se remettre d’un bombardement particulièrement intense, un flacon de « cordial » fut le bienvenu. Mais les fioles ne suffisaient pas pour remonter le moral des assiégés. Des restes humains émergeaient des amas d’immeubles fumants. Les fascistes répandaient feu, cendres et poussières. Les Brigades internationales, « remerciées », défilaient en silence dans les rues. Les fascistes sont entrés dans Barcelone le 26 janvier 1939. La guerre était perdue. L’heure de la tragique Retirada avait sonné.

Entassés dans des camions militaires, une foule d’infortunés, se dirigeait vers la frontière. Carmen ressassait les souvenirs de La Barraca, pensaient aux ami-e-s resté-e-s à Madrid qui risquaient la prison ou la mort. Préparée en toute hâte, l’évacuation était dramatique. « L’exode lança sur les routes des gens de tous âges, dans la peur et le froid. Nous étions transis par la grêle et les boîtes de conserve, surtout celles qui venaient de Russie, nous donnaient une soif insupportable. C’était une viande si pimentée qu’on ne pouvait pas la tolérer, même affamé », se souvient Carmen qui, enceinte, avait droit à une double ration de lait concentré et de corned beef.

L’arrivée à la frontière franco-espagnole ne fut pas une joie à plus d’un titre. Héros de la liberté, les républicains furent traités comme des pestiférés. Les autorités françaises hésitaient à ouvrir la frontière aux réfugiés… « Les barrières restaient fermées, et cette cruauté, je ne l’ai pas encore pardonnée à la France », note Carmen Antón en 1996, en tapant ses mémoires sur son ordinateur. Miraculeusement, Gori Muñoz arriva aussi dans un camion militaire rempli de soldats désarmés. Partout la pagaille. Comme à des animaux, on jetait du pain aux Espagnols par-dessus une barrière. La gendarmerie et des tirailleurs sénégalais maintenaient l’« ordre ».

Les feux étaient interdits et tous durent dormir à la belle étoile, serrés les uns aux autres, comme ils pouvaient. En cet hiver 1939, des centaines de milliers d’autres réfugiés subissaient le même sort dans les camps de concentration construits sur les plages d’Argelès ou de Saint-Cyprien. Le désespoir était partagé par tous. À Perpignan, Carmen croisa Federica Montseny, l’ex-ministre anarchiste de l’Instruction publique. « Elle était déboussolée et je l’embrassais de tout mon cœur, explique Carmen. C’était une grande combattante, même si je n’étais pas d’accord avec les idées de l’anarchisme. »

Après de multiples péripéties, Carmen et Gori retrouvèrent Paris d’où le poète Pablo Neruda négociait l’asile des réfugiés espagnols au Chili. Les événements agissaient sur la santé de Carmen. Le fait de dormir dans une cave, toujours hantée par la peur des bombardements, allemands cette fois, n’arrangeait rien. Avec l’aide financière de Neruda, l’accouchement pu avoir lieu dans une petite clinique en septembre 1939. Les premiers habits du bébé furent tricotés avec des pelotes de laine jaune récupérée dans une décharge durant l’exode. Munis de papiers offerts par l’ami Pablo, Carmen, sa fille et son mari purent aller à La Rochelle pour embarquer sur le Massilia le 17 octobre 1939. À Buenos Aires, Carmen devint finalement ni comédienne, ni médecin, mais modiste pour enfants. Elle tint une élégante boutique durant cinquante ans sous l’enseigne de L’Enfant gâté.

Carmen Antón est décédée en septembre 2007 à l’âge de 91 ans. Son témoignage a été édité en Espagne en 2002 aux éditions Castro de la Coruña sous le titre Visto al pasar. Nous devons l’édition française à Carmen Bernand, historienne et anthropologue, qui se trouve être le bébé né en 1939 avec la bienveillance de la « bonne fée » Pablo Neruda. Chemin faisant est un document exceptionnel. Il offre un angle original et émouvant sur l’épopée de La Barraca. En prime, il donne l’intéressant point de vue d’une jeune femme sur les heures brûlantes de la révolution espagnole. Une révolution assassinée.

Carmen Antón, Chemin faisant – Espagne, guerre civile et exil, éditions L’Harmattan, 238 pages. 21,50€.