Pourquoi la souffrance animale en laboratoire

Pourquoi la souffrance animale en laboratoire

Parmi les formes d’utilisation des animaux, l’expérimentation semble occuper une place à part, présente Florence Burgat dans le premier numéro de la Revue semestrielle de Droit animalier, ouvrage périodique édité par la faculté de droit et des sciences économiques de Limoges. Le MAGue vous propose quelques extraits les plus significatifs de son point de vue dans cette tribune libre accordée à la philosophe Florence Burgat.

Parmi les formes d’utilisation des animaux, l’expérimentation semble occuper une place à part. En effet, lorsqu’il s’agit de soupeser la légitimité morale de chacune d’elles, on apprécie les avantages qui en sont retirés à l’aune d’un calcul qui met en balance les coûts pour l’animal et les bénéfices pour l’homme ; les fins ne sont donc pas toutes jugées systématiquement bonnes. Au regard de cette évaluation utilitariste, la fin justifie les moyens et les intérêts individuels sont subordonnés à ceux du plus grand nombre.

De cette mise à l’épreuve, la chasse, la corrida, le port de fourrure ou la consommation de foie gras, notamment, devraient sortir vaincus puisqu’ils n’ont que le plaisir comme critère, au contraire de l’expérimentation animale qui relèverait d’un plus noble dessein : produire de la connaissance, dont une partie peut être utile à la santé humaine, voire animale dans certains cas. Mais un tiers de son domaine à peine pourrait tirer parti d’un tel calcul, car l’expérimentation est loin de se cantonner à la recherche médicale ; le recours aux animaux n’est pas une exception, il constitue au contraire la règle généralisée et systématique, comme l’énumération des domaines où ils sont convoqués en convainc.

Quoique déséquilibrée et viciée dans son principe, puisque celui qui souffre subit en pure perte pour lui maux et plaies dont il ne réchappera pas, cette balance conduit à qualifier l’expérimentation de "mal nécessaire". On élimine ainsi la question portant sur la légitimité de l’expérimentation et on l’élève dans le même temps au rang d’une pratique désormais "éthique". Toute interrogation sur les fondements est donc d’avance tranchée et l’"éthique" cantonnée à la déontologie des bonnes pratiques : tu ne feras point souffrir inutilement les animaux de laboratoire. Du reste, prendre vraiment au sérieux l’injonction du "respect" dû aux animaux de laboratoire ne laisserait pas indemne leur statut, et un tel risque ne saurait être pris.

On tente donc (c’est ce que je voudrais montrer), de manière très contrôlée et à des fins dilatoires, de mobiliser l’attention en direction de la seule procédure : un vocabulaire outrancièrement éthique est mis en place, tandis que la notion de "modèle animal" constitue le moment culminant et le piège profond de l’abstraction. L’expérimentation sur les animaux est un mal nécessaire, dit-on. Est ainsi admis le double principe selon lequel les animaux sont au service des fins de l’homme et selon lequel on ne peut se passer d’eux pour faire progresser la recherche. Tout se passe par ailleurs comme si la reconnaissance du mal pardonnait la faute à demi.

On présente comme une nécessité ce qui relève en réalité d’une décision métaphysique, morale et politique, sinon d’un pur pragmatisme cynique : puisque la continuité psycho-biologique entre les animaux et l’homme est établie, profitons-en ! Il est à plusieurs égards sophistique de caractériser l’expérimentation animale comme un "mal nécessaire" : entreprise planifiée et routinière, elle est fondée sur le choix délibéré qu’une partie des organismes servira à la compréhension d’autres organismes, les premiers ne valant que biologiquement, les seconds valant moralement, et métaphysiquement aux yeux de certains.

Aussi une continuité forte, voire une identité, entre l’animal et l’homme est-elle requise, et affirmée, pour valider l’expérimentation sur le plan scientifique, tandis qu’une discontinuité, d’un tout autre ordre et jamais clairement définie, intervient à pour permettre l’exploitation sereine de la continuité biologique préalablement posée. Un dualisme interne à l’homme vient prêter main-forte à cette logique : le corps humain est qualifié d’"animalité organique", de sorte que cette part vile peut être réparée par du vil (substances ou organes animaux ou, sur un plan plus abstrait, connaissances provenant de l’expérimentation animale) sans que son porteur en soit lui même avili.

Mais qu’en est-il de la vie mentale, qu’il va donc falloir naturaliser à l’extrême et distinguer de toute "intériorité", qu’on réservera à l’homme ? C’est là, dans le cas de la modélisation des psychopathologies, que les limites du fondement analogique sur lequel repose l’expérimentation sont les plus manifestes. C’est aussi là qu’apparaît avec le plus de force le paradoxe de l’expérimentation : l’animal de laboratoire ne présente pas seulement l’avantage d’être un "organisme entier" : il a une vie psychique que l’on peut détraquer à loisir.

On soumet des rats à une lumière intense, au bruit, à des chocs, à des traumatismes en tout genre qui sont censés reproduire le "stress de la vie moderne", et l’on teste leur résistance à tout ceci grâce aux antidépresseurs, anxiolytiques, etc. On évoquera le "test de la nage forcée" : lorsque les animaux comprennent qu’il n’ont aucune possibilité de cesser de nager, on regarde si le groupe auquel l’antidépresseur a été administré résiste mieux que l’autre à une situation sans issue. Ne doit-on pas, par parenthèse, s’interroger sur la psychologie de ceux qui ont conçu ces tests ? Plaques chauffantes ou réfrigérantes, piscines destinées à la nage forcée, et différents modèles de guillotines, pour en finir !

La vue de ces équipements déniaise le candide, qui appréciera aussi l’humour du fabriquant : sur la plaque réfrigérante, un rat à la Walt Disney est déguisé en skieur, mais il a à proximité sa "bouée canard", car la neige fond à haute température ! Par quel tour de passe-passe le cancer de la souris, dont le développement doit permettre d’élaborer un traitement sur l’homme, est-il moins terrible et moins douloureux pour elle que pour "nous", la terreur induite d’un animal rendu fou de peur moins pénible pour lui que pour "nous" ? "Qui, nous" ?