Disparition de Batoul Iklili al-Nour

Disparition de Batoul Iklili al-Nour

On annonce la disparition de la journaliste et poétesse Batoul Iklili al-Nour dans des circonstances tragiques. Tout le monde garde en mémoire les prises de position de cette égérie de la tolérance et de la compassion au moment où l’intégrisme se fait de plus en plus pressant. Batoul Iklili al-Nour n’y aura pas résisté plus longtemps.

Ses éditoriaux en faveur d’un approfondissement des préceptes de l’islam et de la reconnaissance du rôle des femmes dans la société musulmane, autant que ses violentes diatribes envers la corruption politique, les trafics d’armes et de drogue et de l’interventionnisme occidental lui ont valu de fortes inimitiés, qui ont sans doute eu raison de son opiniâtreté à les combattre. Batoul Iklili al-Nour a peut-être été victime d’une machination ourdie par des adversaires déterminés.

Récemment, Batoul Iklili al-Nour a été surprise par un officier de police à son domicile en compagnie de son rédacteur en chef, mais en l’absence de son mari. Promptement traduite devant un tribunal coutumier pour adultère, elle est reconnue coupable et condamnée à la lapidation. Le mari de Batoul Iklili al-Nour, retenu à Glasgow pour affaires, n’a pu être entendu. Sa première réaction à la presse a été la consternation : "Nous n’arriverons jamais à rien tant que notre sort est entre des mains étrangères" ! Mais l’opinion publique penche très nettement pour un complot ourdi par des politiciens kafiristanais.

Née dans les années cinquante au Kafiristan dans une famille de notables locaux, Batoul Iklili al-Nour profite de la sollicitude soviétique à l’égard des pays non-alignés autant que des velléités d’émancipation tiers-mondistes pour s’engager dans le mouvement communiste kafiristanais, qu’un de ses oncles a fondé, puis étudier à Moscou, à l’université Patrice Lumumba. C’est là que la jeune fille de vingt ans à peine est confrontée à la modernité, la permissivité, comme à la libération des mœurs qui atteint l’empire soviétique par contagion radiophonique. Elle fait ainsi connaissance avec la langue et la littérature russes, dont elle finit par adopter l’esprit.

Batoul Iklili al-Nour retourne au Kafiristan avec un diplôme d’ingénieur agronome en poche, mais se consacre immédiatement au développement du mouvement que son oncle, malade et très âgé, ne parvient plus à tenir à bout de bras. En parvenant à rassembler la majorité des factions contradictoires qui s’y déchirent, la jeune femme offre bientôt à la puissance soviétique l’instrument de pouvoir nécessaire au développement de son influence en Asie centrale. Parallèlement, elle collabore à plusieurs journaux édités en langue ourdou, au Kafiristan comme au Pakistan voisin. Batoul Iklili al-Nour publie également des recueils de poèmes où s’expriment les difficultés de la condition féminine dans les sociétés tribales, au travers d’un amour irrépressible pour les traditions locales dont elle dépeint le folklore dans deux romans.

Mais la modernisation du Kafiristan se heurte aussi à la double incompréhension d’une puissance soviétique imbue de son idéologie obsolète, et de la légitime aspiration à l’indépendance d’un peuple fier et irrévérencieux. Batoul Iklili al-Nour a fort à faire alors pour concilier les extrêmes et son influence se voit bientôt battue en brèche par les intérêts mercantiles de politiciens locaux, séduits par des projets formés pour eux par des puissances étrangères dans un contexte qui dépasse tout le monde. Batoul Iklili al-Nour continue de se battre par voie de presse et trouve en la poésie les armes adéquates pour toucher les cœurs des hommes.

Mais celles-ci sont moins puissantes que des balles de fusil-mitrailleur : le Kafiristan est devenu le centre d’enjeux mondiaux et les machines de guerre de toutes sortes y affluent, réduisant la parole au silence en une bruyante rafale ou une explosion assourdissante. Batoul Iklili al-Nour est petit à petit mise sur la touche dans les concerts éditorial et politique kafiristanais, et concentre l’essentiel de ses efforts et de son activité à préserver son village natal des horreurs de la guerre. Son audience demeure encore vive au sein d’une élite malheureusement encline à se rendre au chant des sirènes de l’affairisme et des combinaisons électorale.

Batoul Iklili al-Nour se borne alors à diffuser des cassettes audio où elle récite ses poèmes, la seule façon pour elle de toucher un public populaire, mais largement analphabète. Et de loin en loin, elle accorde une interview ou publie une tribune dans un grand quotidien, qui voit surtout là une manière de se prévaloir d’une caution intellectuelle ou morale. Les événements se précipitent avec l’imminence d’une consultation électorale que la plupart des Kafiristanais désavouent. Batoul Iklili al-Nour prétend qu’elle est une opportunité pour exprimer la force d’une voix indépendante, et commence à rassembler des soutiens autour d’elle.

Fatal concours de circonstances ou complot ? L’impair commis par Batoul Iklili al-Nour est passible de la peine capitale. Une sentence exécutée par lapidation que le tribunal coutumier rend avec une célérité peut-être rendue nécessaire par le séjour du mari à l’étranger. Par décision spéciale, son corps est laissé sans sépulture et ses ouvrages destinés à la destruction, afin que nul ne puisse dorénavant témoigner de leur existence.