Le management par la terreur en accusation

Le management par la terreur en accusation

Un salarié marseillais de France Télécom s’est suicidé le 14 juillet dernier en mettant en cause dans une lettre son travail dans l’entreprise. "Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom", accuse-t-il. "C’est la seule cause". Il évoque notamment le management par la terreur pratiqué au sein du groupe. Par ces termes, il désigne un manuel de gestion du personnel très consulté sur Internet.

Les suicides en entreprise sont devenus un fléau des temps modernes. Selon Patrick Ackermann (Sud-PTT), depuis février 2008, 18 suicides et 10 tentatives de suicides ont eu lieu à France Télécom, qui emploie 102.254 salariés, dont 70% de fonctionnaires. Difficile de répondre à cette ultime dénonciation de salariés poussés à bout, le constructeur automobile Renault a mis en place un plan anti-stress après la vague de suicides qui a endeuillé le centre d’études de Guyancourt en 2007. 5 employés ont mis fin à leurs jours en quelques mois dans l’entreprise. Comment en est-on arrivé là ?

Tout le monde a pris conscience de la grande mutation des conditions de travail effectuée en une génération : locaux plus sains et plus agréables, mais aussi plus angoissants ; 35 heures de travail hebdomadaires, mais sans compter l’investissement personnel supplémentaire et rarement rémunéré ; tâches rationnelles et très standardisées, mais répétitives et de plus en plus nombreuses au fur et à mesure des réductions d’effectifs… Qui n’a pas fait la comparaison en discutant avec ses parents ou des anciens de l’entreprise ? Le salarié de France Télécom qui en est venu à la dernière extrémité fait référence au "management par la terreur" en vogue au sein du groupe. Qu’est-ce que c’est ?

Élaborée par Sylvain Cascarino, cette théorie du management par la terreur expliquée dans un petit manuel clair et facile à lire sur Internet. C’est d’ailleurs devenu un standard du Web, si l’on en croit le nombre de sites qui le proposent en téléchargement gratuit, qui s’y réfèrent, ou qui le commentent. "L’idée est en fait de réussir à créer une image externe de prestige et d’excellence associée à la société, et de capitaliser sur cette dernière", fait valoir son auteur. "Les personnes n’étant pas prêtes à faire un certain nombre de sacrifices devront être écartées". C’est en effet le cas de ceux qui choisissent d’en finir plutôt que de finir au bureau de chômage.

Sylvain Cascarino, l’auteur de cet opuscule destiné à devenir aussi célèbre que "L’Insurrection qui vient", n’est pas un anarcho-autonome qui tient une épicerie alternative en Corrèze. Il travaille dans une société cotée en Bourse, après avoir fait ses premières armes chez Arthur Andersen. Titulaire d’un master en Droit et d’un autre en management, il sait donc de quoi il parle, et présente même dans son cursus professionnel qu’il s’est fait une spécialité de la mise en œuvre d’une équipe et de la définition de ses objectifs. Ouvert et d’accès facile, nous sommes loin de l’activiste résolu à en découdre avec le système en place. Avec "Le Management par la Terreur", son but est simplement de nous donner les clés de l’entreprise dans laquelle nous travaillons.

Le manuel de Sylvain Cascarino, édité en 2002 sur Internet, comporte 10 leçons qui détaillent les mille et une façons de créer l’illusion d’une entreprise conviviale et moderne en mettant tout à profit pour tirer des gens qui y travaillent un maximum d’engagement pour faire fructifier un centre de profit. De l’image de l’entreprise à l’illusion des rapports qui s’y sont établis, tout est mis en œuvre pour asservir l’employé pris au piège d’une organisation de type stalinien, grâce à la compétition entre les collaborateurs et une dévalorisation psychologique permanente.

"Après une période d’euphorie, tout salarié normalement constitué s’aperçoit de la supercherie, de l’illusion des rapports, mais il comprend vite que cette illusion ne peut être dénoncée car tout a été mis en place pour établir une certaine loi du silence qui devient la règle tacite principale", prétend Sylvain Cascarino. Tout a été mis au point pour l’attirer dans le piège, mais le benêt qui s’y laisse prendre comprend ensuite qu’un recrutement pléthorique est destiné à ne conserver que les plus productifs, les plus disciplinés, les mieux impliqués dans le système qui est proposé à tous.

"L’organisation doit être structurée de telle manière que l’individu ait un rôle étroit bien défini au sein de l’édifice", explique l’auteur du manuel. En répartissant, puis en multipliant les tâches, en mettant les employés récalcitrants au placard, en proposant des séminaires et des réunions pour tester la motivation des membres d’un groupe, le management parvient à le contrôler complètement. "L’objectif est en fait d’annihiler toute créativité, d’éteindre toute initiative pour empêcher une personnalité de sortir du rang et ainsi mettre en péril tout l’édifice".

"L’objectif est de créer un climat où tout le monde s’observe, se surveille, où chacun limite l’autre et donc le contrôle : il faut créer un véritable esprit latent de paranoïa de chacun envers les autres, de chacun contre le système". C’est ainsi que Sylvain Cascarino définit l’esprit corporate ou "maison", comme il était courant de dire autrefois. "Les gens doivent se sentir menacés par leur voisin, qui n’hésitera pas à les sacrifier pour monter dans la hiérarchie".