Les Indiens de Wu Ming débarquent en France

Les Indiens de Wu Ming débarquent en France

"Manituana" est le premier roman de Wu Ming. En utilisant le canular et la supercherie littéraires, ce collectif de 5 écrivains italiens, en débarquant dans la littérature hexagonale sans tambour ni trompettes, ne manquera pas de bouleverser les codes germanopratins. Leur première œuvre de fiction est déjà très commentée sur les blogs français.

1775 : dans la vallée mohawk, non loin de la frontière canadienne, 6 tribus d’indiens iroquois ont tissé des liens de sang avec des Écossais et des Irlandais, et voient avec inquiétude leurs terres ancestrales menacées par l’avidité des colons qui veulent se libérer de la tutelle britannique. Mais ne vaut-il pas mieux "un despote à mille milles que mille despotes à un mille" ? Une ambassade est envoyée à Londres auprès du roi George III d’Angleterre, pour renouveler l’alliance avec la couronne. Cette histoire de Wu Ming, pseudonyme d’un groupe de 5 auteurs italiens aux livres collectifs ambitieux, best-sellers en Italie, est déjà traduite en allemand et en anglais.

Ainsi commence le long voyage spatio-temporel qu’ont entrepris 5 écrivains italiens avec "Manituana", qui transporte le lecteur sur les sentiers et dans les villages de la grande nation iroquois, avant la guerre d’Indépendance américaine. C’est le récit de la gestation du monde moderne. Aurait-elle pu en donner un autre ? Ce livre est plus qu’un roman de cow-boys et de peaux-rouges, de méchants indiens coupeurs de scalps contre de bons colons européens civilisateurs… Et ce n’est pas non plus les bons indiens contre les méchants américains. Les atrocités surgissent de toute part !

Le projet que conduit depuis des années Wu Ming est la possibilité de conjuguer différents langages, de nouvelles syntaxes, des communications inexplorées. Un parcours qui n’a rien d’un avant-gardisme littéraire. Il est le fruit d’années de recherches et d’écriture aux racines de notre culture occidentale, et ce n’est pas par hasard qu’ont été choisis les lieux de la colonisation de l’Amérique. Les lacérations qui bouleversent la vie d’une communauté métisse, que se disputent loyalistes et rebelles, conduisent les rois iroquois des forêts américaines à Londres pour négocier l’alliance avec les rebelles.

En plus d’être un roman, "Manituana" est présenté comme un projet culturel et un monde virtuel interactif. Grâce à Google Earth, le décor tout entier (lieux de batailles, villages, voies d’eau, etc.) entre sur le site entre photos satellitaires et cartes anciennes. En cliquant sur différents segments, on ouvre des fenêtres d’images, d’informations, de nouvelles histoires et d’autres énigmes à résoudre. Les personnages historiques se mêlent à ceux de l’invention, les événements documents à ceux imaginés, l’histoire écrite des européens aux mythes iroquois : le résultat est un roman paroxystique qui, en certains cas mime le goût du XVIIème siècle pour l’exotique et le primitif.

Comme les livres de Wu Ming sont ciselés avec une perfection et une perversion presque dantesque, on peut lire entre les plis de cette nation indienne une référence à notre actualité et à nos problèmes d’intégration, de liberté, d’exportation des cultures, d’imposition des valeurs. Nos bons sauvages qui lisent Diderot dans les forêts américaines deviennent vite les coqueluches de la cour, après en avoir découvert les rituels grotesques en même temps que l’art des feux d’artifice, la Tamise puante, la misère des rues, les bandes de détrousseurs déguisés, ils retourneront combattre pour leurs terres.

À travers le destin de personnages de légende qui ont bel et bien existé, le récit, basé sur une solide documentation historique, nous restitue la vie quotidienne et les combats dans la forêt, les jeux, les rites cruels, la magie, la nature grandiose et la barbarie qui se déguise en progrès social. Dans ce livre, best-seller en Italie et à l’étranger, Wu Ming, puisqu’il convient d’appeler ainsi le collectif de ces 5 auteurs italiens, allie le souffle des grands récits épiques aux ressorts palpitants du roman-feuilleton pour nous raconter la naissance des États-Unis d’Amérique vue du côté des perdants de l’Histoire.

"Manituana", Bibliothèque italienne, aux éditions Métailié, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, en librairie le 20 août 2009, 580 pages, 24 €