Le sacrifice inutile au nom de l’élite

Un mince entrefilet dans un numéro de la Recherche de décembre 2003 : le livre "la Constante macabre", par André Antibi, venait de paraître. Titre intriguant, contexte d’édition obscur : André Antibi n’est pas à son premier livre, oui mais, les autres sont en général des manuels de cours de mathématiques. Celui là, pourtant sans très grande prétention, est une remise en cause de toute la société.

Le livre comporte plusieurs axes, une sorte de déclinaison du thème principal : la constante macabre. C’est une chose simple, exprimable en quelques mots. Voici.
Peu importent le professeur, les élèves et le sujet de l’interrogation.
Au final, les notes s’échelonneront ainsi : un tiers de bonnes notes, un tiers de moyennes, un tiers de mauvaises.

La question est : pourquoi ? Si le professeur est bon, si la classe est bonne, si le sujet est facile (conditions qui doivent bien être remplies toutes trois ensemble de temps en temps), en toute bonne logique, il devrait se trouver une grande proportion de bonnes notes.

Oui mais... le professeur aura alors le remords souvent inconscient de ne pas jouer le rôle sélectif que la société lui impose. "Prof, tu n’élimines pas, donc tu ne fais pas ton travail. Tu n’es pas sérieux !"

Alors le professeur change un peu le barème, note un peu plus sévère. L’élève aux résultats d’habitude médiocres qui avait pourtant cette fois tout compris, qui pour une fois était fier d’avoir bien travaillé, bien réussi, n’a au final qu’une note à peine potable. Et se décourage.

Voilà la constante macabre : c’est l’élitisme qui joue à la justice aveugle.

Et le corollaire qui pointe juste derrière est tout simplement grand. La logique à l’oeuvre, qui apparaît et soudain renvoit tous les vieux arguments de gros bon sens au diable. On nous bassine depuis des siècles avec le fait que le niveau baisse. C’est une calamité, le niveau baisse. Et on a beau, au ministère de l’Education, faire des réformes et des allègements de programmes, on se retrouve toujours avec le même taux d’échec... C’est consternant de voir comment la jeunesse s’effondre dans sa nullité, comme si plus on lui accordait de faveurs, moins elle en profitait.

Eh bien non, la faute n’est pas à la jeunesse. C’est une question de méthode d’évaluation, tout bêtement. Il est parfaitement clair que si un prof se débrouille toujours pour avoir un tiers de cancres, ce n’est pas en faisant la moitié du programme qu’il en aura moins, puisqu’il notera alors selon des critères plus sélectifs encore.

C’est donc la structure du système éducatif, petite partie (hélas ! elle devrait être plus grande) d’un système sociétal plus général et lui même mal construit, qui produit la quantité de cancres nécessaires à la refonte permanente du système éducatif, qui pourtant à nouveau produira la quantité de cancres... et ainsi de suite.

M. Antibi nous montre donc avec une parfaite limpidité que tous les clichés entendus jusqu’ici sont des absurdités. Non que les réformes du système éducatif soient idiotes, mais qu’elles ne s’adaptent pas au principal problème : celui de la sélection, et de son rôle dans les écoles. Car l’idéal de l’éducation n’est pas d’avoir un institution qui présélectionne et/ou reformate dès l’enfance les individus, mais un lieu de formation et d’éveil, de culture et d’épanouissement.

Pire, les professeurs qui en sont conscients sont obligés de se soumettre à cette loi stricte et froide comme un couperet. Le livre ne manque pas d’exemples, dont le summum est cette réflexion désabusée d’un directeur de collège à la retraite : "Le professeur est happé par le système ; ce n’est ni un génie, ni un héros, c’est un fonctionnaire. Tu connais l’axiome militaire, à partir de demain ce sera comme d’habitude."

Ce livre est d’un importance capitale. Il permet de mettre en lumière le rôle des enseignants, rôle crypté, masqué, déguisé, de sélectionneurs. Qu’ils le veuillent ou non. Comme le fait remarquer M. Antibi, un prof ne mettant que des bonnes notes n’est pas pris au sérieux, on le traite d’utopiste et perd toute crédibilité face aux autres, qui eux tiennent la barre ferme. Les élèves eux-mêmes respectent plus les profs qui notent sec que les plus "coulants". Pourtant un professeur a pour charge d’enseigner une certaine quantité de choses, définies dans un programme, à une classe. S’il y arrive, si dans la classe, il y a la quasi totalité des élèves qui a bien compris la leçon, qui a bien fait les exercices et qui est capable d’en résoudre de nouveaux, pourquoi faut-il qu’à l’interrogation le prof soit obligé de mettre des questions impossibles à résoudre pour être sûr que les notes s’échelonneront selon la constante macabre ? Cette classification, qui mettra en situation d’échec des élèves ne le méritant pas, sera pourtant nécessaire pour que le professeur garde un semblant de vraisemblance. C’est là un sacrifice complètement inutile, et certainement odieux.

Je me répète, ce livre est d’une importance capitale. Donc les éditeurs l’ont refusé. André Antibi a des convictions, son livre sera édité à compte d’auteur. Voilà, il l’est.

D’une lecture facile, avec un ton toujours humble et des arguments toujours illustrés d’exemples, avec la prudence du mathématicien (et on fait rarement plus prudent qu’un mathématicien) et la volonté de brosser un portrait ressemblant sans être définitif ni pérorant de la situation actuelle du système éducatif, avec toujours cet espoir et cette bienveillance de ceux qui veulent améliorer les choses, avec même parfois de l’humour, La Constante Macabre est un livre à lire d’urgence.

La Constante Macabre (ou Comment a-t-on découragé des générations d’élèves ?)

André Antibi
160 pages, 15 euros
Commander ce livre sur internet.

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