Mao et Antonioni : le film à la patte !

 Mao et Antonioni : le film à la patte !

Lorsque Antonioni, digne représentant de « Profession : Reporter », devient baroudeur en Chine à l’époque de la « Révolution culturelle », il nous convie à un voyage intemporel et presque irréel, tant les réalités de ce vaste pays nous sont pratiquement étrangères. C’est une découverte fabuleuse et savoureuse, un document historique à vous couper la chique qui ne se lit pas entre les pages du petit livre rouge.

En 1972, alors que la « Révolution culturelle maoïste » invitait ses intellos aux champs des sirènes à se mêler au bon peuple et se purger les mythes bourgeois de la décadence occidentale sous les incantations du grand timonier, Michelangelo Antonioni débarqua caméra au poing à l’invitation du gouvernement. Durant huit semaines, bien encadré, il sillonna la Chine nouvelle de Pékin, Nankin, Suzhou, Shanghai jusqu’aux provinces reculées du Henan.

« La chine que j’ai vue n’est pas une légende. C’est un paysage humain, si différent du nôtre, mais si concret et moderne, ce sont les visages qui ont envahi l’écran » (Michelangelo Antonioni).

Ce film fascinant au plus proche du regard éveillé des habitants ne fut pas du goût des autorités. Il en prit pour trois décennies d’interdiction de projection. Puisque selon l’interprétation officielle : « Ce film de trois heures et demie ne reflète aucunement les nouveautés, ni le nouvel esprit, ni le nouveau visage de notre mère patrie, mais mélange un grand nombre de scènes détournées et des plans qui attaquent les dirigeants chinois, souillent la nouvelle Chine socialiste, portent atteinte à la grande Révolution Prolètaire et Culturelle chinoise et insulte le peuple chinois ». (extraits d’un pamphlet paru dans le Quotiden du Peuple – Pékin 1974).
Cette critique objective, qui a tourné trois fois sa langue de vipère avant de vomir son venin, représente un gage de qualité du film. La digne délégation française de l’intelligentsia éclairée, en visite au pays de la libre Chine Populaire, menée par un certain Philippe Missilesolair revenu du situationnisme et au firmament du retour de veste, n’aurait pas renié cette dialectique éclectique.

Ce à quoi, Antonioni aurait pu répondre pour relever l’offense à son travail de documentariste : « Voici les Chinois que j’ai pu filmer en quelques semaines de tournage, au cours d’un voyage qui m’a procuré des émotions inoubliables ; voulez-vous me suivre dans ce voyage qui m’a enrichi, et qui pourrait vous enrichir, vous aussi ? En disant cela, je pense faire une proposition légitime » (Extrait de « Est-il possible de tourner un documentaire ? », 1974).

Cette proposition honnête et de très grande qualité, je m’y suis plongée. Le film s’ouvre sur le célèbre lieu bain de foule de Pékin. Ce vaste emplacement des réjouissances du populo amère, dont on va fêter en 2009 les évènements du grand bal de poudre fraternel entre étudiants et militaires, survenus il y a vingt ans m’a éblouie tellement le nom de la Place Rouge lui colle au sang. A l’école, les enfants épanouis dès le plus jeune âge, qui entonnent en boucle les odes au Dieu Mao et dansent en transe sans moufeter, m’ont remonté le moral. Pourquoi n’y avoir jamais songé ? Le chef du village, en visite à la casba, qui partage son humour chez des habitants et boit le thé sous le portrait hilare du président Mao, j’étais aux anges. Ces multitudes de fourmis rouges dans les grandes cités toutes pareilles, tellement pareilles qu’on en vient à ne plus différencier les hommes des femmes, tant l’uniformité est humaine et saine ; je grimpais aux rideaux sans peine.

De toute la littérature sur le sujet, je n’osai imaginer une telle harmonie de calme et de dépouillement en ce si vaste pays. Franchement, ces images ont dépassé tous mes fantasmes. Encore plus fort que le Berlin, capitale de la Deutsche Demokratische Republik (DDR) que j’ai un peu connue avant la chute du Mur.
Si seulement des cinéastes d’un tel panache avait eu la possibilité de ramener des images des pays libres du marxisme léniniste, à l’époque de la guerre froide, je suis certaine qu’elles auraient éveillé bien des vocations d’autocritiques, les plus rationnelles qui soient au quotidien de la foi du bon peuple très éduqué !
C’est aussi pourquoi, spectatrices et spectateurs de tous les pays, je recommande chaleureusement ce grandiose documentaire autant aux camarades de la cellule 89 du parti des travailleurs, mes sœurs et mes frères, qu’aux simples curieux qui n’en perdront pas une miette de ces images riches de réalisme politique, tant on ne s’y ennuie pas une seconde. Je rassure les rigoristes tristes, les commentaires ne sont pas teintés de verve patriotique. C’est un chic film que je recommande à tous les pékins.

D’autant que deux autres documentaires sont joints au coffret du double DVD. Dans l’un, on assiste à un entretien de Carlo di Carlo proche collaborateur de Michelangelo Antonioni qui revient sur les péripéties du tournage en relation avec l’administration chinoise, (« le regard imposé » 24 minutes). Dans le second Pierre Haski, ancien correspondant de Libération à Pékin et co-fondateur de Rue89, analyse le film, (« La Chine de Mao » 26 minutes).
Un livret exclusif de 36 pages complète le tableau du parcours critique autour du film.

Pour la première fois en version intégrale au cinéma et en double DVD Collector « La Chine Chung Kuo » de Michelangelo Antonioni / version originale / sous-titre français / format 1.66 respecté / Couleurs / durée du film 208 minutes / prix 19,99 euros, sorti le 8 avril 2009, distribué par Carlotta Films.