Christophe Colera : "L’humain est un singe nu" !

Christophe Colera : "L'humain est un singe nu" !

Suite à la lecture enthousiaste de « La nudité Pratiques et significations », j’ai posé quelques questions à son auteur, Christophe Colera. Il m’a offert un florilège de tuyaux de poils d’une acuité actuelle : de l’homme primate, Darwin mis à nu, les androïdes d’apparence humaine, au parcours de Christophe, tête chercheuse riche et variée, qui en plus de toutes ses qualités intellectuelles ne manque pas d’esprit ni encore moins d’humour. Le pied intégral, quoi !

Le Mague : Quel est ton parcours et ton champ d’étude qui t’ont amené, je suppose, à soutenir une thèse autour de la Nudité et ses précipités sans trop te poiler ?

Christophe Colera : Ce n’est pas une thèse (ma thèse je l’ai faite sur un tout autre sujet, elle sera bientôt publiée). C’est une recherche que je mène depuis longtemps en parallèle avec d’autres. Je suis du genre à travailler sur trois ou quatre thèmes à la fois (en philo, en sciences sociales). Sans me presser, je les laisse se décanter. Celui-là me poursuit depuis l’adolescence. Langage du corps-tabous sociaux-transgression. J’ai eu ma phase freudo-marxiste à 20 ans. Puis, à la fin des années 1990, j’ai découvert la psychologie évolutionniste (très développée aux Etats-Unis) qui remet en cause la frontière entre sciences humaines et sciences naturelles, et même dynamite pas mal les méthodes de la sociologie et de l’anthropologie « culturelle » classiques. La nudité était un sujet parfait pour relever un défi théorique de haute volée : la conciliation de ce naturalisme avec un des héritages des sciences humaines traditionnelles, les idéaux-types (ou idéaltypes) de Max Weber. Et en même temps, ça permettait de se confronter à un sujet qui fascine notre époque, qui l’envahit même, dans les images et dans les pratiques. La mort de Dieu, la dé-spiritualisation des institutions, tout ça renvoie chacun à son corps, à la volonté de le mettre au centre des rapports sociaux. Un corps qui veut exprimer de plus en plus son dépouillement, son animalité.

Le Mague : Comment les engeances intellectuelles aux corps poilus ont interprété les résultats publiés de tes analyses fécondes autour de la nudité ?

Christophe Colera : Il est un peu trop tôt pour répondre à cette question. Les recensions universitaires mettent toujours du temps à s’écrire. Je pense que les tenants des dogmes sociologiques de telle ou telle école se méfieront parce qu’ils n’y retrouveront pas nécessairement le langage auquel ils sont habitués. Au moment de sa rédaction, le livre a été soutenu par des francs-tireurs, des esprits « pluridisciplinaires » comme le sexologue Jacques Waynberg. Après publication le romaniste Paul Veyne l’a bien aimé aussi.

Le Mague : Et bien comme ça Christophe, est-il vraisemblable que l’homme descende du singe et la femme de la guenon et que les poils ont joué un rôle prépondérant dans cette drôle d’histoire, dont me parlait déjà mon grand-père chimpanzé en Afrique ?

Christophe Colera : Non non, pas du tout, l’homme ne descend pas du singe. L’homme est un primate, issu d’un genre « homo » qui coexiste avec d’autres genres de primates (et d’ailleurs mieux vaut ne pas entrer dans le détail des classifications car elles font débat parmi les zoologistes). Il est très semblable aux autres espèces membres de ce genre (les homo erectus, neanderthalensis etc.) aujourd’hui disparues, et assez peu distinct génétiquement du chimpanzé et du gorille. Il faut d’abord poser ces points communs, cette familiarité, cette animalité partagée, avant de décliner les différences. Sans quoi on tombe dans l’anthropocentrisme (et ses connotations spiritualistes). D’une certaine façon, nous sommes tous des singes. C’est le constat de départ. Ce qui est très frappant c’est que l’humain est un singe nu comme disait Desmond Morris, c’est-à-dire pratiquement sans poil, que ce qui lui reste de poil (sur la tête, le pubis, sous les bras) se trouve localisé aux mêmes endroits que chez le fœtus du chimpanzé, et que l’absence de vêtements provoque un stimulus sexuel. Comment en est-on arrivé là ? Il faut sonder l’évolution de nos ancêtres pour comprendre.

Le Mague : Comment tu te situes par rapport aux théories de Darwin en débat actuellement ?

Christophe Colera : Il n’y a pas de débat scientifique sur les théories de Darwin. Tout esprit scientifique en ce moment est darwinien. Seuls certains religieux contestent Darwin. En revanche il y a au sein du courant darwinien des tas de querelles d’interprétation, des thèses concurrentes pour expliquer tel ou tel phénomène (entre autres la nudité, je les expose dans mon livre), ce qui est normal et sain. Et dans les sciences humaines du XXème siècle il y a eu une très forte réticence à tirer toutes les conséquences du darwinisme, mais on en vient peu à peu à admettre que la culture n’est pas séparée de la nature, et donc à inclure Darwin aux sciences « humaines » aussi. La culture n’est qu’un des aspects du fonctionnement naturel de notre espèce (d’ailleurs d’autres espèces ont aussi des cultures). Et si les cultures sont plurielles, et non directement réductibles à des besoins matériels univoques, elles sont néanmoins traversées par des constantes universelles. Des constantes liées à des mécanismes biologiques communs à notre espèce et en grande partie forgés en des temps où la lutte pour la survie était le lot quotidien de nos ancêtres.

Le Mague : Quel a été l’impact du « nu affirmation » de soi libéré des carcans des préjugés dans l’histoire sociale et quel en a été le frein à cette poilade collective et festive ?

Christophe Colera : Ce que j’appelle la « nudité-affirmation », c’est le fait que dans toutes les sociétés, l’humain mâle et femelle puise dans le renoncement aux vêtements une force pour imposer un potentiel et un pouvoir (et notamment pour contester un ordre). Le vêtement aussi donne de la force en tant qu’il rattache à une classe sociale, une génération, un souvenir personnel agréable etc., mais l’abandon du vêtement introduit une affirmation d’une autre sorte, à la fois plus individuelle et qui puise aussi aux racines communes de toute notre espèce, aux sources de notre animalité commune. Ce potentiel a travaillé les cultures sous toutes les latitudes, mais il a joué un rôle particulièrement fort (et particulièrement bizarre quand on y réfléchit) dans la métaphysique et l’art européens (occidentaux), via les Grecs, avec toutes sortes de rebondissements ultérieurs (la Renaissance, les XIXème et XXème siècles) qui ont été autant d’enjeux de batailles, avec des tas d’instrumentalisations politiques aussi, et de tentatives d’endiguer le phénomène.

Le Mague : Penses-tu qu’aux jours d’aujourd’hui policés à tout va, le nu puisse encore exercer une implication subversive sans se couper les poils en quatre et être récupéré par un fils de pub inculte ?

Christophe Colera : Essaie de te déshabiller dans un autobus ou à l’audience d’un tribunal et tu verras. Le tabou de la nudité publique fonctionne toujours – elle n’est valorisée que dans des espaces très spécifiques.

Le Mague : Dans ton livre, tu abordes « La nudité comme humiliation ». Penses-tu que bon nombre de coupe-tifs soient des pervers polymorphes qui s’ignorent et qu’ils pourraient peut-être se recycler dans la moumoute ou la choucroute si seulement ils en avaient conscience ?

Christophe Colera : Euh, les types qui rasent les crânes des prisonniers dans les camps peut-être… Mais je n’ai toujours pas trouvé en ville de salon où les coiffeuses officieraient à poil…

Le Mague : Dans ta conclusion tu écris, je te cite : « Il est tout à fait concevable qu’une légalisation « du droit à la nudité » en tout lieu telle qu’elle est demandée par certains, ou même que des modifications profondes de la nature humaine par incorporation d’instruments technologiques au corps, mutation génétique ou création de machines androïdes capables de développer de nouvelles interactions avec l’être humain, aboutissent un jour à un changement profond de la conscience que chacun a de son propre corps et de celui des autres ». J’ai comme qui dirait un poil sur la langue à piger ! Tu peux m’expliquer ta science fiction ?

Christophe Colera : Le jeu est ouvert, notre espèce traverse une révolution en ce moment. Elle a enfin les moyens de se comprendre et se connaître sur des bases rationnelles, elle sait comment se modifier elle-même par la technologie. Elle peut changer sa sexualité, et donc aussi beaucoup d’aspects de son organisation sociale avec moins de craintes superstitieuses que par le passé, pour le meilleur et pour le pire. Si on modifie volontairement ou involontairement les hormones des gens (ce qui peut soit tuer soit tonifier leur libido), ou si on les oriente vers des vies virtuelles devant des écrans d’ordinateurs, si on les flanque un jour d’androïdes d’apparence humaine dépourvus de pudeur, il y a fort à parier que les normes comportementales communes à l’espèce depuis 200 000 ans et l’image que l’humain a de lui-même pourraient en prendre un sacré coup. Tout est possible, tout comme un grand retour aux vieux tabous si la situation se gâte.

Le Mague : Après les poils sous toutes ses coutures, qu’est-ce que tu étudies en ce moment ?

Christophe Colera : Je travaille sur plusieurs sujets. Le plus ambitieux étant celui d’une redéfinition de l’ontologie, du politique et de l’éthique sur la base d’une anthropologie naturaliste. Travail de longue haleine.

Le Mague : Si tu as quelque chose à rajouter, c’est pas le moment de te stresser les poils de la pensée. Je t’écoute toujours avec beaucoup de plaisir.

Christophe Colera : Merci beaucoup, mais j’ai un poil dans la main pour répondre à cette dernière question. Donc rien à ajouter !

Christophe Colera : « La nudité Pratiques et significations », éditions du Cygne, 2008, 20 € à retrouver ici !

Avis aux chercheur(e)s en sciences sociales, le Mague est toujours à l’écoute attentive de vos réflexions et analyses afin de les proposer en partage et à la diffusion du plus grand nombre.