A corps ouvert dans les rues d’Alger 2

A corps ouvert dans les rues d'Alger 2

Pute ? Dévergondée ? Porno ? « 3615 Ulla ? » Elle n’en croyait pas ses oreilles. Comment ? Comment osaient ils, ces individus habités par la haine ? Elle sentait son cœur et ses genoux défaillir. Elle n’en pouvait plus de ces remarques. De ces regards mal placés. De ces désirs vicieux. Elle n’avait qu’une idée en tête : s’éloigner de cet homme qui avait osé forcer les seuils de son intimité. Fuir ces yeux qui souillaient son corps qui se tenait au bord du vide d’une vie prête à déraper vers l’inconnu. Ce corps prisonnier dans l’antichambre de la mort qui se nourrit des désordres de son âme délabrée.

Oui ! C’est exactement ce qu’elle ressentait. Le même sentiment qui avait submergé son corps, hier, alors qu’elle se promenait rue Didouche Mourad. Deux hommes avaient osé la comparer à un personnage de films pornos. Et à présent, elle avait, pour la énième fois, la sensation que le regard du vendeur déshabillait ses organes génitaux et les dépouillait de leur caractère intime et sacré. Qu’il osait toucher de ses sens ce qui lui appartenait exclusivement. Qu’il l’emprisonnait et l’empêchait de respirer. Halte à l’étouffement ! Ah, le vertigeeeeeee !!!!

Elle aurait voulu crier. « Mon corps est mon corps ». Qu’elle était libre de le cacher, l’exhiber, l’offrir en guise de reconnaissance, en signe d‘amour, le protéger des simulacres, des faux semblant… le … le … Elle seule avait le pouvoir de décider qui pouvait le tourmenter, le bouleverser, transgresser ses interdits, bousculer les limites de ses frontières. Elle ne voulait plus que son corps soit agressé, qu’il soit dérangé dans sa marche vers le royaume de l’indifférence. Elle voulait juste le laisser courir dans le grand vide des virgules de sa vie.

11 h. Le temps filait à une allure vertigineuse. A peine avait-elle entamé les marches du mausolée que le vendeur lui parla en langue kabyle :

« azul a weltma » (bonjour, ma sœur). Ces paroles exprimées dans la langue paternelle la troublèrent et, en l’espace d’une seconde, la transportèrent dans un lieu situé quelque part dans une temporalité lointaine. L’enfance. La Kabylie orientale. Son père. Le cactus. Le figuier. L’olivier. Et une vie qui se débat dans un océan d’insatisfaction.

Ces deux mots ont l’effet d’un aimant. La voilà qu’elle descend les deux marches entamées et se dirige vers cet homme qui avait, quelques secondes auparavant osé toucher à son intimité et raviver la douleur de son corps qui pleure l’absence de cet homme qui s’en est allé vers d’autres rives après avoir, pendant des heures, joué avec son corps. Sans limites. Sans honte. Sans pudeur. Deux corps ouverts. Offerts l’un à l’autre dans le silence du mystère de l’absence et de l’impossibilité. Une année ! Déjà !

Face au vendeur, elle se baisse. Saisis le paquet de cartes postales. Les formes sensuelles de son corps sont davantage mises en évidence. Dans le carton, un paquet d’enveloppes au papier jaune pâle, numérotées à l’encre rouge, attire son attention. Cette trouvaille attise davantage sa curiosité.

« Il y en a dix », lance le vendeur à qui rien n’avait échappé.

Elle fait comme si elle n’avait rien entendu. Cette manie de déréaliser les situations était sa bouée de sauvetage.

« Elles datent du siècle dernier, poursuit le vendeur à la veste noire et aux yeux qui brillent un peu trop. Puis il ajoute l’air faussement convaincant,
« chacune raconte une belle histoire d’amour. A l’image de Shehrazade et de ses "alef leila wa leila" (mille et une nuits). Elles sont rares et précieuses. Achète tout le tas, tu ne le regretteras pas".

Elle, n’a qu’une idée en tête, s’en aller sur le chemin de la réconciliation avec son fort intérieur. Lui, n’a qu’un désir, écouler sa marchandise. Chacun enfermé dans son monde. Exactement comme elle et celui qui avait eu l’audace de faucher leur relation dans la fleur de l’âge.

« Ces lettres, je les ai trouvées dans les affaires de mon défunt père qui était facteur au temps des Français, poursuit-il comme s’il racontait une histoire. Si ma mémoire ne me trahit pas, elles faisaient partie du lot des lettres qui devaient être détruites. Ne me demande pas pourquoi. Je ne saurai pas te répondre. Crois-moi ! Ce sont des perles rares. Elles te porteront bonheur, sur la tête de mes enfants ».

Ah, le bonheur ! Il pouvait bien en parler ! Il passait son temps à lui échapper des mains ! Et si finalement il n’était que l’invention d’un imaginaire en manque ?

Alors que son cerveau se perdait dans des élucubrations psycho-philosophiques, elle avait détourné son visage de cet homme qui n’arrêtait pas de fixer ses épaules nues.

Elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la véracité de ses propos. L’unique souci du vendeur, c’était de se débarrasser de sa marchandise. Elle n’était pas dupe. Il l’avait compris !

Et devant tant d’insistance et ce regard qui violait son âme, elle s’empresse de glisser dans la main de l’homme deux billets de 200 DA. Puis d’un geste rapide, elle jette dans la pochette extérieure de son sac, dix cartes postales, en en noir et blanc, représentant des monuments, des paysages de la ville et de la campagne, le port d’Alger…et deux lettres. La N° 5 et la N° 6. Au hasard. Sans réellement réfléchir aux motifs du nombre de lettres achetées et du choix de ces deux numéros.

A sa sortie du mausolée de Sidi Abderrahmane, une heure après, elle est attendue par trois femmes voilées qui lui demandent de l’argent au nom de Dieu le Miséricordieux. Elles insistent. Et pour l’attendrir, elles lui racontent leurs malheurs, leur pauvreté, leurs frustrations… A peine avait-elle porté sa main à son sac que deux hommes vinrent grossir le groupe des mendiantes. Le vendeur de cartes postales avait disparu. Evanoui. Comme s’il n’avait jamais existé. Avait-elle rêvé ?

Alors qu’elle descend lentement les escaliers du Square Marengo qui la mènent vers la place des Martyrs, des questions taraudent son esprit : pouvait-elle encore retenir ce qui n’est plus ? Combien de temps encore allait -t elle se cramponner à un passé qui refuse de renaître de ses cendres ? Oui. Combien ? Combien ? Non, elle ne voulait pas mourir avec le passé. Non, elle se devait de rompre avec ces attachements à cette figure d’un passé aux souvenirs à la fois heureux et amers.

Sur la route du temps qui se laisse porter par une envie farouche de s’égarer dans le tourbillon de la vie et de sa beauté furieuse, elle respire profondément l’air marin qui envahit ses poumons sur le point d’éclater. La brise légère caresse la peau de son corps mince moulé dans un jeans délavé et un haut aux épaules dénudées. Elle est belle. Elle le sait. Elle le sent. La voilà légère. Heureuse.

A 18 h, dans le taxi qui la conduit à l’aéroport où elle allait prendre l’avion qui devait la mener vers son refuge parisien, le sentiment de perte qui étreignait son cœur et attristait son visage lorsqu’elle était arrivée au mausolée avait disparu. Ce sentiment d’impossibilité de cet homme qui l’abandonna sur le chemin de cet amour qu’elle croyait sincère s’était évanoui. Comme par enchantement !

Les dix bougies qu’elle avait allumées dans le mausolée en implorant l’oubli avaient éteint les flammes qui brûlaient ses entrailles. Purifiée ! Par le feu ! A présent, elle pouvait franchir le seuil de son existence débarrassée du poids ô combien encombrant de cet homme égoïste et incapable d’amour pour autrui car trop centré sur son image défigurée par ses égarements sans espoir de retour. Cet être éternellement insatisfait, enfermé dans un univers clos et qui ne trouve le salut que dans l’anéantissement de l’autre. Finalement, il ne méritait qu’indifférence !

Et la voilà qu’elle ose enfin pousser la porte de la nouvelle vie qui laisse entrevoir des possibles en devenir. Dans la joie et l’allégresse qui inondent son corps qui se laisse prendre dans l’effervescence de ses émotions en émoi, elle n’a qu’une idée en tête : dévoiler le contenu des lettres qui gisent dans le fond de la pochette extérieure de son sac. Ces histoires de vie qui attendent pour exister au monde. Un peu comme une seconde vie. A l’image d’un éternel recommencement.

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