Ô Verlaine !

Verlaine n’existerait que par rapport à Rimbaud ? Foutaise ! se serait décrié le poète. Malgré une pitoyable réputation d’alcoolique phénoménal, d’amant frénétique et désordonné, de bigame insatiable, Paul Verlaine oscilla jusqu’au tombeau entre l’ignoble et le sublime.
Pour preuve, ce poignant roman de Jean Teulé qui, sous le regard d’un jeune paysan de Béziers monté à pied à Paris dans le seul but de rencontrer Verlaine, nous dépeint les derniers jours de ce personnage magnifique et terrifiant d’une plume alerte plongée dans l’encre de la nostalgie et des images en noir et blanc que nous avons pu conserver de cette époque.

A la toute fin de sa vie, Paul Verlaine vit dans la plus grande déchéance morale et matérielle, maltraité par ses deux immondes compagnes, une pute de vingt ans, belle à damner un saint, mais terriblement malhonnête (elle vole les poèmes de son amant qu’elle va revendre à son éditeur, qui paye à la ligne) d’un côté ; une ancienne danseuse à la face de bouledogue qui lui impose, aussi, des séances d’écriture pour payer le charbon de bois où la gamelle, de l’autre.
Comment, dans ses conditions, écrire si sublime poésie sans être un génie ? Ce que François Copée, l’académicien narquois à l’écriture mièvre doute mais que les étudiants du Quartier Latin vont démentir de la plus belle manière en s’emparant de l’œuvre et en la diffusant. Par le bouche à oreille, la plus belle des publicités et des reconnaissances.
Qui psalmodiait la musique des vers de Verlaine dans les couloirs de la Sorbonne, qui donnait un récital de poésie dans un café, qui les mit en musique …
Mais Paul Verlaine s’enfonçait toujours plus dans la dépendance à l’absinthe et son anagramme lui allait comme un gant. Pauvre Lelian n’en menait pas large … "Mais petit bonhomme n’est pas mort !", lançait-il le matin avant de quitter son repaire de brigands …
« (…) la main sur le souffle au cœur, [Verlaine] promit que si par malchance il était à l’avenir obligé d’entrer dans un café, il se contenterait d’étouffer un pierrot, de commander un sirop d’orgeat, un lait, une gomme chaude ou telle autre consommation qu’il appelait bénévole ». Mais personne n’était dupe. Et les soucoupes s’amoncelaient sur le comptoir jusqu’à monter en de sinueuses colonnes vers les cintres.

Par contre, il ne fait pas bon, en ces temps de siècle finissant, s’en prendre personnellement à la nouvelle coqueluche du boul-Mich. Henri-Albert Cornuty, le jeune paysan tout frais débarqué de Béziers, n’hésite pas à rendre la justice divine sur celui qui aura médit. Un grand critique décadent l’apprendra à ses dépends, un soir de dîner au Procope. L’ombre de l’enfant vengeur va planer sur Paris. Une météorite tomber inopinément du ciel sur un journaliste indélicat avec le Maître, un interne agressé et énucléé pour mauvais traitement de son patient …
Sous le regard bienveillant des policiers qu’un certain préfet Lépine, féru de littérature et d’inventions (qui laissera son nom au célèbre concours), a mobilisé pour veiller à ce que personne n’importune Verlaine et ses acolytes. Ainsi, le poète ivre ne sera plus détroussé, ni interpellé pour tapage nocturne sur la voie publique.
Et dans cette ville illuminée, La Nuit, jeune femme mystérieuse, saura prendre délicatement la jeunesse de Cornuty pour lui ouvrir les portes de l’âge adulte en l’espace d’une soirée sous opiacée …

Etre poète c’est vivre dans l’immédiat, chasser l’instant de peur de le voir mourir avant d’avoir pu en capturer la moelle : la sensibilité aiguë de Verlaine lui faisait ressentir jusqu’à la souffrance des impressions fugitives. Seul mot d’ordre : la musique du poème.

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone

Tout suffocant
Et blême quand
Sonne l’heure
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je me souviens
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà
Pareil à la
Feuille morte.

Frédéric-Auguste Cazals suivra son vieil ami, le crayon et le carton à dessin à portée de mains, témoignant de l’incongruité de certains actes du Maître, de sa grande détresse aussi … Dessins qui s’invitent parfois au détour d’une page.

Verlaine n’a donc que mépris pour l’avenir, dégoût pour le passé et indifférence pour une vie qui s’étiole plus souvent qu’à son tour dans le caniveau. Malgré les encouragements de Stéphane Mallarmé, notre poète fracassé n’a de cesse d’écrire le meilleur et de vivre le pire.
Villiers de L’Isle-Adam meurt de faim et de froid dans un vieux caisson transformé en cabane pour sans abri. Verlaine en ressent un profond désespoir, l’hiver devient de plus en plus rude alors que les mégotiers de la place Maubert se mobilisent pour confectionner des bouts de cigarettes à cet incurable fou volant …
Le morale en berne, Verlaine délaisse ses deux taudis qui lui servaient de chambre et passe ses dernières nuits dehors, se régalant avec les clochards de plats arlequins, composés de morceaux de nourriture assemblés au hasard comme un habit d’Arlequin, provenant des restes des grands restaurants, Procope, Grand Véfour, Foyot, servi dans un bouge de Saint Michel et destinés … aux chiens des gens aisés, mais dont les pauvres raffolent.
Après une agonie de quelques heures chez l’ancienne danseuse, Verlaine mourut, et on lui assura des funérailles grandioses. Lui l’oublié.

Jean Teulé nous aura, après le très beau Rainbow pour Rimbaud offert une nouvelle page de la vie des poètes maudits, avec un soucis pertinent du détail qui nous imprègne la rétine du décor d’époque, des odeurs, des événements … Chapeau !

Jean Teulé
Ô Verlaine !
Julliard, 2004
372 p.- 22,00 euros

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