Ville à vif

La dernière folie des hommes eut lieu dans une ville d’Orient, une ville de lumière, une cité du savoir et du plaisir, une ville extraordinaire qui explosa, mourut et s’endormit pendant quinze ans à cause de mille maux et déboires qui ne trouvent pas leur écho dans la seule dénomination de "guerre civile".
C’est avant tout une histoire de perte d’identité, de blessures vives, d’héroïsme civil …

Quatre femmes ont vécues l’enfer, chacune dans leur identité perdue et leur certitude bafouée, quatre femmes narrent leurs histoires qui s’entrecroisent dans ce roman subtile, quatre femmes qui habitent le même immeuble. Loin du manifeste pour les femmes arabes, ce livre au rythme glissant comme l’eau froide sur les vitres, honore la littérature arabe d’une nouvelle voix féminine, si rare. Voici la vie des femmes arabes, loin des hommes, partis, morts, perdus, des femmes oubliées, malmenées mais terriblement fortes, belles, des héroïnes du réel.

Liliane, la première, habitante de cet immeuble de Beyrouth-Ouest, rare chrétienne à être restée dans le quartier musulman, souhaite partir en Australie rejoindre son frère depuis que son mari, à la suite d’une explosion qui lui a coûté un bras, se voit pousser des idéaux communautaires qui, jamais avant, ne l’avait effleuré.
Liliane a peur. Pour ses deux enfants. Elle voudrait fuir la peur qui recouvre la ville, ce silence pesant d’avant les bombardements, ces âmes à la dérive, cet endroit qui lui est devenu étranger. En attendant l’hypothétique visa, ne lui reste que le rêve …
Mais quel effroi si les rêves prenaient corps et devenaient réalité ! se lamente-t-elle. Les écoles sont fermées, les enfants s’ennuient, enfermés pour raison de sécurité dans l’appartement. Liliane est entre deux eaux, le regard perdu, rejetée hors de son corps, comme quelqu’un qui aurait égaré les clefs de chez lui. Elle attend dans le vacarme des bombes. Ici, là-bas, des paroles, toujours des paroles exaspérantes. Le beau-frère qui se radicalise, le consul qui demande encore des papiers à remplir …
La distance se dilate, se déploie, s’étire … Faire ses courses devient un jeu de cache-cache avec les francs-tireurs, les balles claquent au-dessus de sa tête …
Demain, peut-être, le bateau pour Chypre, puis l’Australie …

Warda tourne en rond dans son appartement, n’arrive plus à dormir. Obsédée par le ménage elle brique le sol et lessive les murs dès que l’eau courante est rétablie. Elle dialogue avec des invités fantômes assis sur son canapé. On la traite de sorcière mais elle n’en a cure … Elle attend un improbable signe de son mari, palestinien, parti aux USA avec leur fille Sarah.
Les bombardements lui font peur à en avaler sa langue car ils lui rappellent l’explosion qui, enfant, lui a ravi son père : un obus est tombé dans le jardin alors que ce dernier entrait dans la maison, mourant sous les yeux de sa fille qu’il protégeait ainsi d’une mort certaine.

Camillia, jeune druze qui a fui son village après l’assassinat de son amant, Pierre, jugé non conforme puisque chrétien, et taxé d’appartenir aux Phalanges pour justifier le meurtre, s’est exilée quelques années à Londres. De retour à Beyrouth, elle se souvient de l’incroyable ardeur qu’elle avait au début du conflit, quand elle se laissa enrôler dans la milice locale, et qu’elle trouvait la guerre exaltante …
Londres, où elle put oublier cette haine stupide entre druzes et chrétiens qui remontait aux événements de 1840-1860. Effacer ces nuits passées à écouter des histoires épouvantables, d’une cruauté qui les présentaient à ses yeux d’une noblesse absolue, sans l’ombre d’une ambiguïté.
Heureusement, il demeure un souvenir plein de soleil et de sel : les deux jeunes gens avaient fait l’amour en pleine mer, sur une périssoire.
Camillia découvre en rentrant l’immonde d’une société qui présente un nom comme l’instrument qui marque une différence.
Et cela la tétanise, elle « se glisse sous [sa] couverture, le buste tremblant comme une feuille détachée de l’arbre, les membres tressautant comme des lambeaux de chair projetés dans l’air ».
Et à Beyrouth elle voit que la ville n’a pas changé, qu’elle est la même des deux côtés des barrages, seules les femmes enveloppées dans des ’abâyeh sombres comme la nuit permettent de savoir dans quel camp on est. Elle restera donc ici, puisque c’est son pays, sa ville, bercée par l’ambivalence d’un sentiment contradictoire qui lui fait désirer la cité meurtrie, son amant, la nostalgie du pays perdu mais aussi l’envie de tout envoyer au diable …

Enfin Maha, seule aussi dans son grand appartement, qui retrouve ses deux amies Warda et Liliane, et qui héberge Camillia, est l’hermeh* du quartier. Sa mémoire aussi, car elle est toujours restée, malgré les années de plomb, quand les Israéliens ont envahi la ville. Elle a vu le quartier se vider, puis les appartements d’en face squattés par des inconnus, des réfugiés de régions nouvellement bombardées.
Maha est la gardienne des clefs, toute droite dans ses convictions gauchistes, fataliste : « Que veux-tu que je fasse si le monde autour de moi est frappé de folie ? »

Un livre témoignage à lire en écoutant Fayrouz, un livre magistralement écrit et superbement traduit, ce qui n’est pas un pari gagné d’avance, un récit souple et poétique qui permet d’évoquer les pires situations sans tomber dans l’excès inutile.
Un livre tristement d’actualité. A croire que le monde n’est donc pas prêt de recouvrer sa dignité et sa juste paix.
Un monde qui survivra grâce aux femmes, alors ?

* hermeh désigne une femme musulmane d’âge mûr

Imane Humaydane-Younes
Ville à vif
traduit de l’arabe (Liban) par Valérie Creusot
Verticales, 2004
268 p. - 18,00 euros

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