Le glanage alimentaire comme moyen de survie

Le glanage alimentaire comme moyen de survie

On les rencontre dans les zones urbaines, villes et banlieues, fouillant dans les cageots de fruits et légumes, à la fin des marchés et dans les poubelles des supermarchés et des boulangeries. Des hommes. Des femmes. Et parfois des enfants mineurs qui se nourrissent « des restes des autres ». Des glaneurs et des glaneuses de la société de consommation. Qui sont-ils/elles ? Quelles sont leurs motivations ? Glanent-ils/elles par pauvreté ? Par nécessité ? Pour ne pas mourir de faim ? Pour des raisons éthiques et idéologiques ? Le glanage alimentaire est-il le signe de l’appauvrissement croissant de notre société ultra-libérale ?

« Qu’est ce t’as glané aujourd’hui ? »

C’est par cette phrase qu’Andrée (65 ans), accueille son époux, Jean (68 ans), à son retour du marché, vendredi dernier. Lui, il ne la regarde pas. Il ignore jusqu’à ma présence. Il marche droit devant lui, traînant derrière lui, un caddie plein de fruits et de légumes, certes un peu abîmés mais consommables tout de même. On dirait qu’il a un peu honte. C’était comme si j’avais forcé son intimité.

Jean et Andrée sont des glaneurs alimentaires depuis 10 ans. Ils disposent de ressources d’un montant qui ne dépasse pas 950 €. Lorsqu’ils ont réglé leurs charges principales, il ne leur reste que la somme modique de 120 €. Un reste à vivre des plus précaires. Le glanage alimentaire est devenu pour ce couple de retraités pauvres un moyen d’approvisionnement alimentaire. Pour manger à leur faim.

Jean et son caddie. Michèle et son cabas rouge. Souad et son grand sac Tati. Babacar et sa camionnette bleue. Lionel et son chariot. Rachel et son couffin en osier usé, Clémence et ses sacs plastiques et bien d’autres sont des « récupéreurs, des « ramasseurs », des « trouvailleurs » de denrées alimentaires, à l’image des glaneurs et glaneuses filmé(e)s par la réalisatrice Agnès Varda. Ces individus qui récupèrent les invendus qu’ils trouvent sur les marchés et dans les containers des grandes surfaces illustrent bien la pauvreté de plus en plus grandissante de notre société de consommation. Après tout, ne sont-ils pas le versant moderne et urbain du tableau de Jean-François Millet, « Des Glaneuses » (1857), représentant des paysannes pauvres contraintes de glaner dans les champs pour manger ?

Le glanage, une pratique très ancienne…

Le ramassage des restes des récoltes date du Moyen-Âge puisqu’une ordonnance de 1550 permet aux « personnes infirmes ou âgées, les enfants et les indigents qui ne peuvent pas travailler- de- ramasser les épis de blé dans les champs après que le laboureur aura enlevé les gerbes », pendant trois jours, après le lever du soleil. A cette époque, il s’agissait « d’un droit d’usage sur la production agricole réservé aux plus pauvres et aux nécessiteux ».

Qu’en est-il de cette pratique rurale de nos jours, à l’heure du chômage de masse et de la précarité accrue ?

A l’ère de l’ultra libéralisme, cette pratique qui s’inscrit dans le cadre d’un système de débrouille semble revêtir une dimension essentiellement urbaine. Pour comprendre ce phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur, une étude qualitative sur le glanage alimentaire a été réalisée, en 2008, à Paris, Dijon et Amiens sur la base de 40 entretiens menés auprès d’hommes et de femmes âgés entre 26 et 50 ans, sur les fins de marchés ou près des poubelles des rues commerçantes en centre-ville avec des enseignes de supermarchés, et boulangeries, à la demande du haut Commissariat aux solidarités actives et contre la pauvreté.

Les résultats rendus publics le 26 janvier 2009 par Martin Hirsch mettent en évidence une diversification des profils des glaneurs alimentaires avec cependant un point commun : une précarité financière et des difficultés économiques. Cette pratique « n’a pas le même sens pour tous », conclue le rapport. Plusieurs types de glaneurs et glaneuses ont pu ainsi être répertoriés

Les jeunes marginaux pour qui le glanage est un mode de vie « alternatif ». Les retraités, majoritairement des femmes isolées dont les revenus ne dépassent pas le plafond des minima sociaux. « Les précaires de longue date » : bénéficiaires des minima sociaux, les travailleurs pauvres, les personnes vivant d’aides sociales. « Les alternatifs », ceux qui glanent par conviction idéologique comme (membres du mouvement « freegan » dont la motivation est éthique plutôt qu’économique. Leur but étant de réduire leur participation au système de consommation).
Les étudiants qui conçoivent le glanage comme « un moyen provisoire » de subvenir à leurs besoins. « Les chargés de famille » qui sont de véritables habitués des marchés, qui pratiquent le glanage loin de leur domicile et qui conçoivent les produits récupérés comme une source importante d’approvisionnement alimentaire.

Parmi les personnes interviewées, certaines glanent de manière très ponctuelle pour économiser sur leur budget. Ceux qui y ont recours quotidiennement (SDF, marginaux…) entretiennent avec cette pratique une attitude de dépendance car elle constitue leur unique ressource.

D’une manière générale, cette étude défini le glanage comme « une pratique précaire qui nécessite des compétences, du temps, une bonne connaissance des lieux de glanage, les façons de collecter, de préparer, de ramasser… ». D’autre part, elle souligne la précarité de cette activité car « elle est sans garantie sur les volumes et les types de produits disponibles et parce qu’elle est soumise à une forte concurrence ». pour beaucoup, le recours à cette pratique intervient en dernier lieu après que d’autres biais alimentaires aient été inefficaces.

« Un jeu à trois »

Dans une étude réalisée en 2002 par neuf étudiants de l’Institut Régional du Travail Social de Besançon, le glanage alimentaire est décrit comme « un jeu à trois » : commerçant, glaneur et éboueur. C’est un processus qui se déroule en plusieurs phases et qui met en scène des savoir-faire et des savoir-être.

Le commerçant et le glaneur ne se parlent presque pas. « Un geste, un signe, un regard suffisent souvent pour communiquer ». Le commerçant accepte la présence très discrète du glaneur. Puis il l’autorise à ramasser les denrées invendues. En échange, il sollicite son aide dans le rangement des cagettes. La notion de respect semble être très importante dans la relation commerçant et glaneur.

Puis vient le temps de la rencontre du glaneur avec l’éboueur chargé de nettoyer la place du marché. Leur relation semble être très harmonieuse car basée sur « la tolérance, le respect et la connivence ». Pendant que les uns glanent, les autres nettoient. Il n’est pas rare que le glaneur partage son « butin » alimentaire avec l’éboueur.

Bien que les ramasseurs des produits invendus n’aient pas le statut d’acheteur, ils acquièrent cependant de la reconnaissance de la part des commerçants et des éboueurs.

Et même si pour beaucoup, le glanage alimentaire est associé à la honte, il n’en demeure pas moins que selon les commerçants rencontrés par ces étudiants, « se baisser pour glaner n’est pas s’abaisser ». Car ce « mode de consommation parallèle » qui se veut pour beaucoup, une forme de survie, s’inscrit avant tout dans le cadre du don et du contre don. C’est un acte de partage qui crée du lien social et parfois, initie des formes de solidarité de classe.