Comme une perle est un soleil tranquille

Le dernier recueil de Salah Stétié doit-il être lu comme un testament ? un bilan ? un chant de remerciements ? une complainte nostalgique ? Est-ce ma trop grande amitié qui transpire sous les mots et m’embue les yeux à la lecture de cette poésie ultime ? Est-ce mon amour de sa langue qui ébranle mon objectivité de lecteur attentif, ou ma fraternelle complicité qui brouille ma perception de critique imposé ?

Ne serait ce pas plutôt la musique du mot juste, l’image du sens retourné sous le sable de l’innomé qui irradie enfin dans mon esprit ? Depuis cette rencontre inopinée au détour d’une page de la très belle et très respectueuse revue du Mâche-Laurier, je n’ai jamais été déçu par les livres, toujours plus érudits, toujours plus sensuels, pétris d’histoires et de sensations, de ce poète arabe qui nous écrit en français, de cet oriental qui nous offre la langue de chez lui avec les mots de chez nous.

Ce n’est pas de la poésie, avoue Salah Stétié, cela est, tout simplement. Une preuve d’amour. Cette brûlure qui écorche l’âme et glace le corps, cette marque qui s’inscrit dans le cœur épris d’absolu, dans le sel du corps aimant vers l’idéal nasse qui saura garder la neige à l’ombre des soleils. Cette brûlure, qui ne l’a jamais quitté et qui le persécute, le nargue de ses yeux fous pour mieux lui inspirer la majesté de ses poèmes.
Car le poète restera cet homme candide qui, les mains ouvertes, n’aura de cesse d’appeler les autres à venir à lui, à l’écouter au-delà du bruit des villes, mais « on est seul dans la pauvreté du monde », et comme son compagnon d’infortune, le très pur et très seul Darwich assiégé sous la noire pluie de Palestine, Stétié combat seul contre les crapauds qui mangent son ventre.

Alors le souvenir se fait plus précis, plus triste aussi, et la mémoire qui n’en fait qu’à sa tête convoque une poupée de sept ans, fillette innocente qui croisa plusieurs fois la vie du poète enfant, dans les montagnes fleuries, durant les étés étouffants, au Liban, quand les familles prenaient de l’altitude pour "éstiver" et fuir un Beyrouth irrespirable. Cette poupée dormante, écarlate, écartelée et violentée. Cette poupée que l’on a retirée du jeu. Victime innocente de la barbarie des hommes. Premier contact avec le réel impur et bestial de l’homme adulte, de l’épée profanant le paradis terrestre par la faute d’une pulsion. « Car la mort n’est pas son vrai nom d’oiseau mythique / Face à la haute peine tombée sur la noirceur des jours / Dans ce monde duquel le soleil s’est, à pas lents, retiré. »

Est-ce toujours ainsi, quand l’horloge ralentit et que le poète ose se retourner sur l’œuvre, qu’il se perd alors dans une lucidité trop brillante qui occulte le charbon des longues longues jambes des jeunes filles ? Triste tristesse que cette boule dans ma gorge quand je lis, lis et relis cette poésie magnifique qui me vrille l’âme. Comme le vin, comme le tabac, comme tout ce qui peut rendre dépendant, cette parole brise la volonté de redescendre parmi vous, et j’aime mieux, finalement, m’y perdre, plutôt que de devoir refermer le livre et aller suivre la Star Academy dans la lucarne multicolore.

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Mais ne soyons pas triste ! Tout n’est que recommencement, au diable les dogmes, les interdits, les formules, tout a été, est, sera encore dans l’émerveillement du matin. « Les maisons se sont retirées dans les maisons », soit, mais « elles seront demain chemin d’hirondelle ».
Le printemps n’est-il pas la preuve de l’éternelle recommencement ? Mort de la mort, le printemps tua l’hiver pour lui offrir l’été promis. Je dis, moi aussi, qu’il y a une « pierre éblouie par le jasmin » et que « ce beau soleil d’abeilles » est bien la preuve que j’ai raison. Que Salah Stétié a raison : « le vent le vent matériel le vent lauré / Teint dans ses bras des monceaux de poupées » afin de nous inciter à ne pas verser de larmes.
Alléluia ! les femmes sont belles, et les femmes du Liban sont merveilleuses, aux « jambes de charbon ce peu de menthe / Qui fait la vie et son parfum liant [leurs] membres / Quand plus nues [leurs] aisselles / Forment d’un vol de papillons gloire à [leurs] hontes » pour notre plus grand bonheur.

Salah Stétié, en "étranger", et comme lui ses pairs, parle, écrit et défend mieux que nous, les dépositaires désignés, notre langue, notre francité, culture de la culture, oubliée et décriée dans son propre nid, alors qu’elle survole encore, et de loin, les rives des ailleurs. La poésie ne sera pas perdue, et encore moins la langue française, malgré « la longue rose [qui] a déchiré [nombre de] bouche[s] ». Stétié veille, tel l’ange du dictionnaire, sur la galaxie des mots.

Le poète est le seul, finalement, qui pourfend le compromis. Qui dénonce la dérive du cénacle, qui vole le feu aux imposteurs, ces marchands du temple qui précipite le peuple vers les abysses pour mieux s’enrichir. Le poète ose s’attaquer aux mythes, démembrer les dieux et redonner à l’homme sa clairvoyance, si tant est qu’il sait lire : « Je regarde les dieux. Ils ont la face noire / De ceux qui vont se perdre et le savent » affirme Stétié ; mais l’homme, qui suit aveuglement la doctrine, sait-il qu’il participe à sa propre fin ?
Salah Stétié, le sunnite, l’arabe universel au cœur brisé de tant d’amertume à voir les hommes se détruire au nom du même dieu, jette l’éponge dans un dernier assaut, réduisant tant d’années à construire passerelles et ponts entre les religions en quelques mots, vaincu l’espace d’un poème, lui, le messager d’un pays multiconfessionnel à qui l’on a toujours appris la concorde, le respect, l’amour et qui voit depuis plus de cinquante ans sa région, son pays, ses amis, se chercher querelle, s’entre-tuer au nom d’un même idéal ; sottise ! que tout cela au seuil d’une autre réalité, qu’elle importance que l’appartenance quand la vérité est occultée, que la seule raison d’être, ici, il faut le dire, n’est autre que l’amour dans toutes ses variations : « Qu’on illumine toutes églises et que s’allument mosquées et synagogues / Nous brûlerons avec l’armée de la fraîcheur / A des parvis sous d’exactes journées / Placées entre soleil et lune là où s’effraient parfois les biches / Aphrodite la belle s’associera à nos tribus / Et par amour nous remettra ses flèches ».

Salah Stétié
Brise et attestation du réel
avec des dessins d’Antoni Tapès
Fata Morgana, 2004
63 p.- 13,00 euros
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