Voir l’Irak autrement

Voir l'Irak autrement

Badr Chaker es-Sayyâb est certainement l’une des plus belles voix de la poésie arabe contemporaine. Auteur de près de cent cinquante poèmes, cet écrivain surdoué né à Djaykoûr, près de Bassora, est mort trop jeune à trente sept ans, en 1964, à Koweït, des suites d’une longue maladie. Il nous laisse comme testament sa poésie, frappée d’universalité. Militant du parti communiste, il s’en est séparé progressivement pour se rapprocher des nationalistes arabes. Envol forcé d’un être pur vers l’élan patriotique, comme un revers à son plus grand dessein : la paix, la paix, la paix !

C’est un poète d’avant la poésie, un voleur de feu qui peignait la vie en mots avant que l’on ne décèle un art dans cette manière de briser et de reconstruire la langue. Sayyâb est le formulateur d’une mémoire, d’une histoire, il est aussi le chantre d’une avant-mémoire dans la longue nuit qui s’abattit sur le monde arabe depuis que l’homme blanc y découvrit de l’or noir, et que le prix du baril devint plus important que la vie d’un enfant du désert.
Poète de l’origine, Badr Chaker es-Sayyâb est celui qui, le premier, nous interpella pour nous demander ce qu’il y avait avant l’origine. Oui, qu’est-ce donc que ce concept pernicieux qui est brandi par l’Occident comme l’étendard justifiant la colonisation ? Interpellant les dieux, Sayyâb fustige cette morgue infinie de ces êtres suprêmes qui ne répondent à la prière que par un fou rire à peine dissimulé. L’insensibilité constitutive des dieux, portée haut avec leur incomparable ironie, est illustrée par le poète qui entend cette "inspiration" qui pousse les hommes aveuglés de dévotions inutiles à se confondre, à dénier leur origine, à céder leur espace pour s’en aller peupler la Grande Prostituée, la Babylone insomniaque et détraquée, bâtie de plus de péchés que de pierres, avec ses odieux négoces en tout genre, bars et bordels, délires et tintamarres, et tout cela pour quoi ? Dans quel but ? Pour se repaître de la tendre chair des jeunes filles, mais aussi, et surtout, pour célébrer les thésauriseurs ivres d’or, les marchands d’armes et de pleurs, les suceurs de sang, les tyrans ivres d’ivresse …

Il n’y aurait donc rien à dire, rien à faire en Iraq ? Rien à dire de l’Iraq ? De ses femmes et de ses hommes broyés par la lassitude ? Il y a l’enfance. Le pays des mille rires, des papillons, des herbes hautes, des ruisseaux glacés. Pour défier la ville, miroir du miroir dans l’image du verbe, il y a Djaykoûr, qui n’est pas qu’un village mais le village de tous les villages. La chandelle oubliée qui brille dans la nuit minérale, qui illumine le désert, la parole oubliée qui revient, écho d’un murmure à jamais prononcé qui rebondit de dune en marais, de ruelle en cascade, portant en son sein le mot d’un homme. De l’homme. Avant le déluge, avant Noé, la parole était verbe et l’homme le véhicule du sens.

Le temps est ici le compagnon de l’espace, il est la maison des rêves du poète qui y dessine sa propre éthique, peint la mythique Iraq à travers les éphémérides d’hommes plus éphémères que l’inscription qu’ils s’activent à enregistrer sur leurs tablettes ou sur les colonnes de leurs temples. Temps en forme de masque, temps sur le décor, temps de l’inertie : ainsi va l’Iraq depuis la nuit des temps, et depuis que l’homme est en mesure de témoigner, disons six mille ans et des poussières.
Ancrée dans l’immobilité pour mieux se déplacer sur l’arête du temps infini, Badr Chaker es-Sayyâb dénonce l’évasif et l’éphémère. Il prétend faire descendre le rideau de nuages et repeindre le ciel. Il est seul, avec comme seuls repères ses rouleaux de mémoire que le scribe défile derrière lui comme un fil d’Ariane. De sa voix unique, il propulse le poème dans la sphère universelle comme on lâche une colombe les jours d’anniversaire, pour symboliser la paix recouvrée. Un mythe.

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« Fondamentalement, cette poésie est dichotomique, toute entière inspirée par le combat que se livrent les deux instincts de l’élan et de la réserve. Aux appels irrépressibles de la vie et du cœur, elle oppose, de cette même vie, le constat, qui a nom échec ; à l’ardente soif de connaître, d’aimer, de s’affirmer, la crainte, le désarroi, une modestie parfois quasi maladive. »
La langue ici transposée est l’une des plus complexes et des plus savantes qui soient. L’arabe, avec ses longues rigidités sacrales et ses prestigieux hiératismes, sera malmenée et remodelée par Sayyâb. Il aura l’audace inouïe d’oser le mélange des genres et de créer son propre parlé, sa propre mélodie fluide du vécu, avec parfois une aridité, une suavité, mais toujours une détermination sans faille d’inscrire un style. Prophétique Badr ?
Sans doute, car il a créé une langue fine et directe, parfois brutale mais toujours articulée autour d’une image centrale. Il aura su réveiller Tammoûz, le dieu mort et ressuscité, au souvenir de ses lecteurs et de ses amis poètes, ouvrant ainsi la voie à un courant d’innovation qui va balayer, dans les années cinquante, les archaïsmes de Bagdad au Caire, de Damas à Marrakech.

La poésie de Badr Chaker es-Sayyâb aura permis de déchirer le voile pour faire émerger la réalité sous les décombres. Briseur de langue, il aura fait exploser l’impossible carcan pour nous montrer une jarre qui transpire, un coquillage qui bruit, la sable et la glaise dont nous descendons tous, le fer dont se fait la nuit les armes, l’eau dont se fabriquent les noyés …

Nostalgie sera alors le maître-mot du peintre en syllabes qui repose sous le sable, depuis quarante ans, à peine le temps de tourner une page, dans l’échelle des temps.

Sayyâb
Le Golfe et le Fleuve
(poèmes traduits de l’arabe - Irak - et présentés par André Miquel)
Sindbad-Actes Sud 2004
94 P. - 12,00 euros