1938-1940 : Les très riches Heures de "Match"

1938-1940 : Les très riches Heures de "Match"

Le 26 mars 1949 naissait Paris-Match, ou plutôt… renaissait ! Car le magazine qui a fait du poids des photos le choc des mots parus dans ses livraisons hebdomadaires, est le fruit de l’évolution d’une ancienne revue sportive devenue un modèle de réussite dans les années d’avant-guerre.

Quand Match est lancé en 1927par Léon Bailby, la photographie tient déjà une place primordiale. Il est en effet l’illustré sportif d’un autre journal très en vogue. Racheté en 1938 par Jean Prouvost, homme d’affaires et de presse visionnaire, l’hebdomadaire se voit confier une autre fonction, celle de rendre compte de l’actualité, mais toujours en images. Héritier d’une grande famille de l’industrie textile de la région du Nord, Jean Prouvost est également à l’initiative de La Lainière de Roubaix en 1911 et de la création de la marque Pingouin en 1927. Il est déjà l’un des précurseurs de la mondialisation, puisqu’il prend acte de la destruction de son usine roubaisienne après la Première Guerre mondiale pour s’implanter aux États-Unis et en Tchécoslovaquie. Mais l’industriel se passionne également pour la presse.

Pour Serge Bernstein et Pierre Milza, il doit sa réussite à l’utilisation de techniques "américaines" de captation du public par l’accent mis sur le sensationnel — titres racoleurs, utilisation de l’image choc (celle par exemple de l’attentat de Marseille en 1934), envoi de "grands reporters" sur les principaux lieux de l’actualité internationale, etc. — plus que sur l’usage immodéré du "sang à la une" dont Paris-Soir est loin d’avoir l’exclusivité. Cet autre titre que les intellectuels appellent avec mépris Pourrissoir avant la 2ème guerre mondiale et surtout, pendant la débâcle, est aussi la propriété de Jean Prouvost. Il est le symbole d’une presse indigne et populaire, où le fait-divers racoleur l’emporte sur l’analyse des faits.

Dans leur Histoire de la France au XXème siècle, les deux historiens affirment qu’on lit donc beaucoup dans la France des années trente. Dans le budget quotidien nécessaire à l’ouvrier, qui figure sur les affiches de la CGT, est inclus l’achat de deux journaux, un quotidien du matin et un journal du soir. Nombreux sont les lecteurs, principalement citadins, qui y ajoutent l’achat d’un hebdomadaire politique et celui d’un ou de plusieurs magazines d’évasion : Détective tire à plus de 300.000, Ric et Rac à 350.000, Marie-Claire et Confidences, les deux principaux magazines féminins à un million d’exemplaires, le Match de Jean Prouvost à 800.000.


Le succès de Match est tel, que sa renommée inspire au-delà du Rhin des gens animés de bien mauvaises intentions. Les Allemands utilisent en effet la formule pour lancer la revue Signal, publiée sous le contrôle du commandement des forces armées allemandes (OKW) pour populariser l’épopée à venir de la Wehrmacht. La maquette est moderne, laissant une large place à la photographie, les couleurs noire et rouge, un format 27 x 36,5 cm, sont très largement inspirées du magazine français, et la qualité d’impression, particulièrement celle des pages en couleurs, est de très loin novatrice en ce domaine. Le choix du titre lui-même montre un soin de même qualité pour ce type de revues. Le mot Signal est en effet compréhensible et traduisible dans le plus grand nombre possible de langues européennes.

Pour donner du relief à l’indigence de son ambition, Jean Prouvost n’hésite pas à s’adjoindre les plus belles plumes dans ses organes de presse : Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Joseph Kessel, Francis Carco, Antoine de Saint-Exupéry donnent un lustre qu’ils n’ont pas aux reportages et aux articles. Et pour faire bonne figure, il est aussi dispendieux que son successeur Daniel Filipacchi est pingre. Les reportages sont autant d’occasions pour s’évader d’un quotidien médiocre pour ces gens de plume que pour leurs lecteurs, tandis que les chroniqueurs les plus illustres de la place de Paris se bousculent pour travailler dans la presse de Jean Prouvost. Tout en la débinant chez leurs éditeurs…

Ainsi, l’industriel a-t-il formé mes meilleurs professionnels de la génération suivante : Pierre Lazareff, Pierre Boegner, Roger Thérond ou Hervé Mille, dont les carrières sont demeurées exemplaires pour celles qui viennent encore ! Prouvost tient à être au courant du moindre détails de ses journaux, sans quoi il a le sentiment d’être écarté, confiait Roger Thérond dans ses souvenirs. Mais l’homme est aussi versatile dans la vie qu’il est visionnaire et opiniâtre en affaires… L’effondrement des armées française et britannique en 1940 met un coup d’arrêt à un empire de presse que le découpage du territoire français en 2 zones administratives et politiques, les réquisitions et les restrictions rendent impraticable.

Même si Jean Prouvost tente avec succès de prendre le vent : nommé ministre de l’Information du gouvernement Paul Reynaud du 21 mars au 16 juin, puis Haut Commissaire à la Propagande à partir du 19 juin, il démissionne au moment où Philippe Pétain obtient les pleins pouvoirs et se voit dépossédé du siège parisien de ses journaux. Match disparaît dans la tourmente, alors que la logistique de ses organes de presse est utilisée au profit de la Propaganda Staffel. Il sait se faire détester par les collaborateurs et les nazis comme par les résistants, et se voit frappé d’indignité nationale à la Libération, même si la Haute Cour de justice lui accorde un non-lieu en 1947. Tandis que son œuvre est démantelée après la guerre par ses meilleurs lieutenants, Jean Prouvost met toute son énergie à bâtir un nouvel empire de presse avec les miettes de ce qui lui reste. Il meurt d’épuisement en 1978.

 

 


Faut-il autant de bonne humeur pour ne rien faire
Que de desseins plus noirs à commander demain ?
L’idée a pris du plomb, mais se trompe en chemin
Pour retomber en plein dans l’œil : la belle affaire.

Le bon peuple a du grain à moudre, et il s’enferre
Mais le nourrir de plomb pour un cousin germain
Ne sert vraiment pas plus pour l’avoir à sa main :
Combien de temps faut-il en tout pour se refaire ?

Quand la vache enragée aide au fond les harengs,
Rien ne va plus dans l’air et nous allons en rangs
Tous au bruit des canons alors que rien ne presse !

Le système est sans faille et nous nourrit du sens
Qui s’écrit tous les jours à refrains dans la presse,
En fait, tout vient à point pour se ronger les sangs.