Ave, Fukuyama

Ave, Fukuyama

Il n’y a plus de doutes : la « mondialisation heureuse » d’Alain Minc ne connaît plus que des contradicteurs. Jusque dans les rangs de ceux qui hier encore, comptaient parmi ses plus farouches courtisans, le libéralisme ne fait plus recette.

Triste destinée pour cette idéologie qui avait acquis toutes les apparences extérieures d’un triomphe sans partage. Avant de se consumer, cette épopée brillait de mille feux. Sur la fin, le bouquet final avait de la gueule. Rappelons-nous les petites impudeurs et les grandes impostures de ce temps béni. Jean-Marie Messier triomphait nonchalamment les orteils à l’air. L’ascète de Cintegabelle modérait les ardeurs des ouvriers Michelin (« l’Etat ne peut pas tout ») et s’en allait un peu plus tard signer à Barcelone la mise en concurrence des services publics, héritage honteux de l’archaïsme franco-français. Au terme d’une leçon de libéralisme bien sentie, Tony Blair recevait une standing ovation au Palais Bourbon à faire pâlir toutes les rock stars. Les socialistes français s’accaparaient les plus hautes fonctions au sein des grandes organisations internationales (OMC, FMI, BCE, BERD…) Au crépuscule – et parce qu’il n’est jamais trop tard, le professeur Attali nous gratifiait d’un rapport audacieux peuplé de 300 propositions pour « libérer la croissance ». C’était hier.

Le plus déshonorant dans cette affaire ne réside pas dans la faute originelle à laquelle ils se sont rangés pendant de si longues années. Rétrospectivement, nous pouvons encore témoigner suffisamment de miséricorde pour leur octroyer le bénéfice du doute. Fût-ce intellectuellement satisfaisant, il est vain et singulièrement éreintant de prêter à ses adversaires des intentions malignes dont nous n’aurons jamais la preuve.

N’empêche. Cette fois ils poussent le bouchon un peu loin. Personne ne leur ordonne de ravaler publiquement leurs intimidantes convictions. Non contents de voir s’effondrer ce monde qu’ils chérissaient tant, ils s’emploient désormais à gagner leur rédemption par la condamnation de ce qui les faisait vibrer à l’unisson. Cette gymnastique tient du prodige.

Depuis que Indymac , Northern Rock et Lehmann Brothers ont lancé la mode des faillites en série, chaque jour charrie son lot de nouveaux convertis. Le sol s’effondre sous leurs pieds, ils changent de pâture. Parmi la collection de virages en tête d’épingle qui nous laissent pantois, je reproduis ici fidèlement et in extenso — sinon c’est pas drôle — les dernières oraisons radiophoniques de Michel Barnier. Elles méritent toute votre attention : « Je ne crois pas qu’on doive soumettre l’agriculture et l’alimentation à la seule loi du marché. C’est quelqu’un de libéral qui le dit. Si c’était la loi du marché qui était la seule réponse, ce serait la loi du moins disant social, du moins disant écologique et du moins disant économique aussi. »

Organisateur des jeux olympiques d’hiver à Albertville en 1992, aujourd’hui, Michel n’est plus très sport. Il préempte le capital idéologique de Besancenot sans prévenir. Mais Michel a de l’audace à revendre. Il ne se contente pas de brandir l’impéritie du libre commerce. Crânement, il brave toutes les certitudes de l’ancien monde : c’est un libéral qui le dit. Aveu en forme d’exorcisme ou ultime provocation d’un égaré ?

Pour s’assurer d’avoir été bien compris, il se croit obligé d’en remettre une louche pour gagner ses galons de grand timonier en évoquant le triste sort d’Haïti : « voilà un pays qui a été victime des politiques du FMI et de la Banque Mondiale qui l’ont obligé à démolir toutes ses protections douanières. Aujourd’hui il n’y a pratiquement plus de droits de douanes à Haïti et les Haïtiens pour acheter leurs œufs, doivent les acheter à la République Dominicaine. Au nom de quoi on a laissé démolir des productions vivrières dans ces pays ? »

Au nom de quoi, hein, je vous le demande ? La très soviétique commission européenne dont il fut un membre éminent n’a-telle pas eu de cesse de préconiser en son sein, parfois jusqu’à l’outrance, le maintien de barrières douanières qui font si cruellement défaut aujourd’hui ? Depuis le temps qu’elle nous enjoint à restaurer la souveraineté économique contre la concurrence libre et non faussée, nous voilà bien marri de ne l’avoir pas écoutée.

Sur l’échelle de Richter des retournements de l’histoire, le séisme des subprimes promet des répliques palpitantes. Toutes les fondations idéologiques et intellectuelles sur lesquelles reposait l’édifice de la liberté sans contraintes se sont englouties avec les étages. Une fois les illusions perdues, la plasticité morale des illusionnistes s’offre à nous dans toute son ingénuité. En opérant de tels revirements, ils augmentent leurs innombrables erreurs d’une tare : l’absence manifeste d’amour propre.

L’histoire, donc, retrouve de l’appétit. L’occasion nous est donnée de nous repentir sans préséance. Pour avoir trop rapidement accrédité des traductions hasardeuses, nous avons commis un contresens fatal : le libéralisme était bel et bien l’horizon indépassable de la faim de l’histoire. Ave, Fukuyama.