Nous irons tous aux paradis fiscaux

Nous irons tous aux paradis fiscaux

Éric Woerth s’est lancé dans une violente diatribe dimanche soir sur les ondes à l’égard des paradis fiscaux, que le gouvernement et surtout l’Élysée ont l’intention de mettre au pas : les paradis fiscaux, c’est une honte, a-t-il déclaré en prélude à une gesticulation qui devrait atteindre son apogée en avril prochain, lorsque les chefs d’État et de gouvernement du G20 examineront à Londres en avril, les réformes à même d’être mises en œuvre pour trouver une issue à la crise.

La question des paradis fiscaux a été posée par Nicolas Sarkozy au cours de son intervention télévisée du jeudi 5 février dernier, Face à la Crise. Que son ministre du Budget, en charge des comptes de la nation, en remette une couche, rien de plus normal : la France doit prendre des mesures de rétorsion car en réalité il faut exposer, faire la transparence, dire qui est un paradis fiscal et qui ne l’est pas et après il faut en tirer les conséquences avec des mesures de rétorsion… Mais savent-ils que les paradis fiscaux sont nécessaires à la bonne marche des affaires ?

En vérité, l’État français se délecte d’une attitude poujadiste qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. La France entretient des liens intimes avec la principauté de Monaco et celle d’Andorre, et d’excellentes relations avec le Luxembourg, dont l’influence politique au sein de l’Union européenne est symbolisée par Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand Duché, président de l’Eurogroupe… Tous les pays dont l’économie est un tant soit peu influente bénéficient d’un ou de plusieurs paradis fiscaux, refuge des capitaux et centre d’échanges de valeurs.

Éric Woerth n’a pas souhaité les nommer dimanche mais, en octobre dernier, il avait dressé la liste des pays sur lesquels il souhaitait mettre la pression en attendant d’avoir révisé la liste noire de l’OCDE : les Bahamas, les îles Caïman, les îles vierges britanniques, Samoa ou Singapour. Sans compter les îles anglo-normandes de Jersey et de Guernesey, le Lichtenstein ou la Suisse… Selon les estimations d’un collectif d’ONG, dont Transparency International (TI), plus de 400 banques, deux tiers des 2.000 hedge funds et 2 millions de sociétés financières environ sont hébergés dans la soixantaine de paradis fiscaux et judiciaires recensés dans le monde, dont la moitié en Europe.

En octobre dernier, le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, s’en était ouvertement pris à la Suisse, coupable à ses yeux d’offrir des conditions encourageant le contribuable allemand à frauder. Ses déclarations avaient suscité un tollé en Suisse et Berlin avait dû modérer ses accusations. La France nourrit de la sorte un vain espoir d’obtenir un soutien de la part de l’Allemagne. Paris et Berlin ont d’ailleurs l’intention d’organiser une réunion sur les paradis fiscaux en juin 2009, dans la capitale allemande pour faire le point sur les mesures envisagées.

Il y a tout juste un an, les agents du fisc allemand ont démantelé une filière d’évasion de valeurs au Lichtenstein, grâce à une taupe infiltrée dans le système de la principauté. Un certain nombre de fraudeurs ont été démasqué, tandis que le gouvernement d’Angela Merkel ne décolérait pas à l’endroit de ce petit territoire au fonctionnement politique atypique et moyenâgeux. Mais rien n’y fit, le système perdure et les prérogatives du Lichtenstein en matière d’évasion fiscale demeurent.

Celui qui s’est engagé dans les rangs du parti gaulliste à 19 ans pour accéder aux plus hautes fonctions politiques le 6 mai 2007 pourrait se souvenir de la pantalonnade dont le général de Gaulle a été l’instigateur à l’hiver 1962, lorsqu’il a décidé le blocus de Monaco en pleine crise des missiles à Cuba… Dans la mémoire collective des Alpes-Maritimes, la crise franco-monégasque de 1962 reste avant tout un événement qui prête à sourire, même si pour certains il reste aussi attaché à la perte d’un privilège fiscal. Rappel des faits.

Au fond, Monaco et les Alpes-Maritimes sortirent gagnants de cette confrontation sur le plan économique, puisque Monaco, malgré ses concessions, conservait une fiscalité attractive pour les entreprises. Encore assoupie en 1939, la Principauté avait depuis 1945 entamé un processus d’industrialisation et de développement économique sans précédent. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, Monaco ne disposait que d’une industrie embryonnaire, représentée par une brasserie, une minoterie, et une dizaine d’établissements artisanaux consacrés à des activités telles que la parfumerie ou la céramique.

Il convient cependant d’ajouter que par une loi du 18 juillet 1934, la Principauté s’était dotée d’un régime de faveur bénéficiant aux sociétés en holding, par le biais de droits d’enregistrement particulièrement bas. Il en résulta un essor de l’implantation de ces sociétés financières, qui en 1942 étaient au nombre d’une centaine. Après la guerre, l’essor industriel ne cessa de s’accélérer, surtout après la montée sur le trône de Rainier III, en 1949. L’absence d’impôts directs encouragea l’implantation d’entreprises dans les domaines de la chimie, du textile, des appareils électriques de précision, des appareils ménagers.

En 1961, tous secteurs confondus, 1.787 entreprises étaient dénombrées sur le sol monégasque (dont 542 sociétés anonymes), générant un chiffre d’affaires de 677 millions de francs, soit un quadruplement en dix ans. L’activité du bâtiment explosa, multipliant par 18 son chiffre d’affaires. Les dépôts bancaires affluèrent également, dépassant un milliard de francs en 1962, répartis dans 24 banques différentes, dont 15 monégasques. La main-d’œuvre employée suivit la même courbe. En 1962, on recensait 16.569 salariés, alors que la population totale était de 22.297 habitants.

Les Alpes-Maritimes ont bénéficié de cet essor : à l’intérieur de la population salariée, l’élément français et italien représentait environ 70%, soit un nombre avoisinant les 10.000. Des migrations pendulaires s’intensifièrent entre les communes voisines ou limitrophes et la Principauté : venant à vélo, en bus, en train, en voiture, voire à pied, ces milliers de travailleurs venus de Beausoleil, Menton, Cap d’Ail ou Nice trouvaient à Monaco, outre un emploi, des conditions sociales plus avantageuses : les cotisations sociales étaient entièrement à la charge de l’employeur, les congés payés plus longs et les jours fériés plus nombreux. Les salaires monégasques étaient en moyenne de 5% supérieurs à ceux pratiqués à Nice, cette différence s’expliquant en partie par la prise en compte des frais de transport.

La décolonisation et le recul des intérêts français dans le monde (Indochine, Egypte, Maroc, Tunisie) contribuait aussi à expliquer l’afflux en Principauté de capitaux coloniaux d’origine française, que Paris préférait voir s’installer à Monaco plutôt que de s’évader vers les États-Unis. Profitant d’un différent au sujet du statut de la station de radio périphérique RMC, le quai d’Orsay réclama, par un mémorandum du 21 février 1962, la révision des rapports franco-monégasques sur les plans économique, financier, commercial, fiscal et douanier, dont la dernière mise au point datait d’une convention de 1951.

La France, en particulier, reprochait à Monaco son régime fiscal, qui permettait à trop de Français résidant plus ou moins régulièrement à Monaco d’échapper au fisc français. Le Rocher ne pouvant se dérober face à son puissant voisin et tuteur, des négociations furent donc entamées à partir du 13 mars. Certains élus des Alpes-Maritimes n’en firent pas moins état de leur préoccupation, mais ils restèrent en nombre limité. Le maire et conseiller général de Beausoleil, Massa, interpella solennellement le Préfet et le Conseil général des Alpes-Maritimes, exprimant les craintes de sa commune mais aussi celles de Roquebrune-Cap-Martin et de Cap d’Ail. Soulignant l’imbrication existant entre Monaco et les communes limitrophes, il déplora les licenciements opérés dans les entreprises monégasques et émit de sombres pronostics sur l’avenir des programmes d’investissements municipaux.

Pour Jean-Rémy Bezias, chroniqueur érudit du sujet, si une crise de ce type venait à se déclencher de nos jours, ce qui est du domaine de l’invraisemblable, l’on y verrait sans aucun doute les élus et les représentants économiques des Alpes-Maritimes élever beaucoup plus de critiques publiques contre leur gouvernement qu’ils ne le firent en 1962. D’une manière plus générale, il est illusoire d’imaginer que les acteurs les plus influents du modèle économique libéral, à savoir les banques et les établissements financiers, puissent accepter de se voir dicter les règles selon lesquelles il convient d’organiser les flux financiers. Que l’État et sa police organisent celui des migrations demeure de son ressort, mais pas touche au grisbi !

Retrouvez la chronique du blocus de Monaco de 1962 sur le site des Cahiers de la Méditerranée.