L’ALAMBIC ET LE BOUILLEUR DE CRU EN ARDENNES

L'ALAMBIC ET LE BOUILLEUR DE CRU EN ARDENNES

Ce n’est pas le titre d’une fable, mais bien une réalité qui est en train de disparaître en Ardennes, comme ailleurs. Notre pauvre France laisse mourir ses bouilleurs de cru à petit feu et bientôt mon ami Jean-Pierre Pernaut ne pourra même plus nous régaler de ses croustillants reportages sur tous ces magnifiques métiers anciens qui font que la vie devient exceptionnelle, dans le petit monde de la ruralité, le temps d’une belle rencontre filmée.

Je me souviens de l’alambic ambulant et de son jovial bouilleur de cru qui sillonnait les routes du plateau de Rocroi en Ardenne de France, pour s’installer ici ou là, le temps de la saison consacrée à son bel ouvrage. Chacun allait porter ses récoltes fruitières, en pleine maturité et macérant au fond d’un tonneau, pour les confier au bouilleur qui se chargeait de cette étrange alchimie consistant à transformer les fruits gorgés de soleil et de sucre... en une incolore et incroyable eau-de-vie. L’alcool de prunes, après chauffage et refroidissement des fruits, coulait du serpentin et s’échouait dans une bonbonne faite de verre et d’osier. Le bouilleur de cru remplissait les bouteilles qui seraient emmenées vers des commodes rustiques de chêne et de merisier, pour y séjourner en prévision d’un évènement familial à venir.

C’était toujours un peu la fête, lorsque l’alambic ambulant s’installait à la sortie des villages de la commune rocroyenne. On aurait dit que la vie prenait forme, autour de ce magique objet qui rassemblait jeunes et vieux du pays comme pour les divertir et créer cet échange convivial entre les générations. Une toujours bien belle rencontre empreinte de tradition, de partage, de mots, de rires et de casse-croûtes généreux... pendant que le liquide se distillait doucement, comme pour nous inviter à prendre le temps des choses de la vie.

De plus en plus réglementée, contrôlée et taxée, cette profession n’a que peu de temps de survie. Cette eau-de-vie ne tardera pas à devenir une eau de mort... celle des bouilleurs de cru ! Les services des Douanes et des indirects ont pour mission de sceller les alambics six mois sur douze et nos élus préfèrent faire travailler les gros industriels, en tuant petits commerçants et artisans qui ne rapportent pas assez. Alors on nous raconte de vilains mensonges en prétendant lutter contre l’alcoolisme, mais tout cela n’est que foutaise car paradoxalement moins il y a de bouilleurs de cru et plus il y a d’alcooliques dans nos campagnes. Les jeunes s’enivrent à la vodka, achetée au supermarché du coin, et se finissent en boîte de nuit avec des produits illicites... tu parles d’un amusement surtout lorsque tout ce beau monde vient s’enrouler autour d’un arbre au petit matin et en pleine ligne droite. Les cimetières se remplissent de jeunes qui n’ont jamais connu le bouilleur de cru !

En fait le vrai problème ne tourne pas autour de l’alcoolisme, mais des finances de l’État parce que le bouilleur de cru rapporte moins que les grosses distilleries vu que le bouilleur possède un privilège qui l’exonère de taxes sur les mille premiers degrés d’alcool... soit 20 bouteilles à 50°, ce qui représenterait un manque à gagner de 22 millions d’euros chaque année sur le nombre total de bouilleurs encore en exercice jusque fin 2012. Et pourtant, l’année 2009 sera très mauvaise pour cette profession vu qu’en 2008 les récoltes de fruits à noyaux ont été désastreuses eu égard aux intempéries dévastatrices pour les récoltes... et puis n’oublions pas qu’un arbre fruitier ne donne bien qu’une année sur deux. Voila encore du chômage en perspective !

On ne tardera pas à se retrouver avec de l’alcool frelaté, du style alcool de betteraves de nos émouvants "Tontons Flingueurs". Alors l’Ardenne se meurt peu à peu, sans industries et sans ses bouilleurs... que va-t-il rester, à part la centrale nucléaire de Chooz, car l’eau de la Meuse est bien loin d’être une eau de vie ! Seule, la goutte de pays ardennaise pouvait encore réveiller les morts et faisait partie intégrante du patrimoine gastronomique de cette belle région de France et on la retrouve même dans certaines recettes du terroir. La goutte ardennaise est indissociable du patrimoine culturelle et identitaire de ce Pays, tout comme le symbolique sanglier.

Ce petit artisanat, de tradition rurale et familiale, a vu le jour sous Napoléon et a toujours fait le charme de nos villages de France. Qui n’a jamais bu une petite "goutte de pays" pour faire la pose au cours d’un repas copieux. Qui ne connaît pas "le trou ardennais" qui favorise la digestion... alors opposons-nous à la disparition des bouilleurs de cru et que la fête commence, car on va aussi tuer le cochon et ripailler dans la joie et l’allégresse !