Chefdeville : ras les murs "L’atelier d’écriture"

Chefdeville : ras les murs "L'atelier d'écriture"

Éducateur en Zep, thérapeute en lycée agricole, ou comment l’animation d’ateliers d’écriture mène à vos rêves les plus fous ! (p. 147)

C’est l’histoire d’un mec qui s’appelle Chefdeville. Il a publié un premier roman, un polar "Juré, craché sur ton ombre", (bonjour l’ami Boris Vian !), il y a quinze piges. C’est l’unique bouquin que j’ai écrit, le premier et le dernier (p. 16). Il est tout cassé le zigue : Mais entre mon RMI et mes multiples stages pour ne pas perdre mon RMI, la vie m’avait écorné et je considérais avoir des circonstances atténuantes (p. 13). Justement, à propos de circonstances atténuantes, il va s’en prendre une plein les ratiches, le mercenaire de l’écriture ! Un Conseil Général généreux lui proposa d’animer des ateliers d’écriture en milieu scolaire dans des classes aux cigles impossibles : SEGPA, STT, CPA, BDP, des apprenti(e)s boulange jusqu’aux bourges. L’estomac dans les talons, retour à la case départ. Honni qui mal y pense ! J’avais fui l’école à quatorze sans me retourner. Et trente ans plus tard, on me demandait de rempiler, mais de l’autre côté, avec le tapis rouge. (…) On me demandait de revenir dans l’endroit que j’avais le plus honni dans ma prime adolescence, une détestation sans borne de l’école (p. 27).

Vous l’aurez vite compris, le François Bigorneau d’Entre les murs, à côté c’est le murmure à l’oreille de l’apprenant en situation de Kärcher scolaire. Une mélasse grégaire, la grande évasion creusée par le prof de français bien noté depuis sa salle de cours jusqu’au bureau du principal en rafale. La tragi-comédie, le vide sidéral, la chienlit ravie du général pour le bon petit soldat obéissant à la république des lettres. Un bouquin caca boudin de la première à la dernière ligne et très complaisant avec les discours officiels. Le filon manquant pour l’édition et la tronche de l’autre asticot qui se vautre sur grand écran.

Ouf, ce cher Chefdeville relève le gant et la gageure en immersion lui, mais avec son œil exercé et sa lucidité crue. Quelle est sa mission impossible ? Je m’étais concocté un programme, inventé une mission : expliquer aux jeunes générations qu’il n’y avait pas que les jeux vidéo labellisés Boucherie and Co et les films de boules (p .37). Sans peur et sans reproche, il pose la question qui fâche :

— Est-ce que certains d’entre vous lisent… parfois ? (…)
— Ça risque pas, je lis comme une patate. On m’a obligée en sixième et cinquième. Je lisais dans le désordre, mais j’arrivais jamais à me souvenir de quoi ça parlait avant. Je retiens pas. De toute façon, j’aime pas lire, ça sert à rien. Je préfère les films, c’est plus cool
(p. 42 / 47). La ZEP a le vent en poupe, même les profs de fac s’y collent. La très sérieuse Danielle Sallenave vient de publier Nous, on n’aime pas lire. Le comble du comble serait que Chefdeville devienne le chef de fil du club des lecteurs en péril. Alors à fortiori, proposer un atelier d’écriture dans ce cadre du non-dit du livre, qui plus est dans le milieu scolaire, il avait des tripes le zigue. Faut manger, pas vrai ? Mais ô fête, ça ressemblait à quoi monsieur Chefdeville à une certaine époque, les quartiers des cités où vous avez exercé vos animations ?

C’est un lieu Où les enfants très jeunes étaient livrés à eux-mêmes dans la rue jusqu’à plus d’heure. Où des parents n’ayant aucune idée quant à leur rôle de parents, avaient depuis longtemps baissé les bras qu’ils n’avaient au demeurant jamais songé à lever très haut, et surtout pas pour bosser, moelleux devant leur antenne parabolique à regarder les programmes d’Al-Jazira, vivant d’allocations au crochet de ceux qui se levaient tôt. Une époque où des adolescents décérébrés organisaient des viols collectifs, présentés sous l’innocent vocable de tournantes. Où les jeunes filles en fleur flambaient comme des allumettes suédoises dans des locaux à poubelles des anciennes cités ouvrières, occupées à présent par des tribus lointaines. Une époque où les derniers irréductibles Gaulois s’organisaient, le Kärcher à la main, afin de résister encore et toujours à l’envahisseur (p. 88)…
Et votre public, il jactait quoi ?

— Mais je te rappelle tout de même qu’on est dans un atelier d’écriture. Et que c’est peut-être le moment où jamais de travailler votre vocabulaire. Parce que je ne voudrais pas dire, mais il est un peu pauvret votre vocabulaire. Il doit péter beaucoup plus loin que trois cents mot. Et un type normal, pour votre gouverne, dans la vraie vie, celle où l’on communique un minimum avec les gens, il se sert en moyenne de deux mille cinq cents mots. Vous voyez le fossé ? Déjà que les SMS vous niquent les neurones (p. 100) Cynique, Chefdeville ? Un tantinet bonnard, la langue de bois vermoulue du Bigorneau de service, il lui pisse dessus à l’arrêt des cours. C’est un peu comme si les hussards de la République avaient laissé place pas nette au dernier samouraï venu sabrer la logorrhée dans un climat de guerre larvée entre l’animateur et les adolescents. Elle court, elle court la banlieue et couve cette bombe à retardement.

Chefdeville n’épargne pas non plus ses confrères de l’écriture publiée et nous entonne la complainte du papier livre aux mains des mercantiles de la chose. Le paradoxe dans ce milieu, c’est que ce sont les gens qui fabriquent les livres qui lisent le moins. Les auteurs eux-mêmes, pour la grande majorité ne lisent pas. Les écrivains ne s’intéressent qu’à leurs livres, et ils s’étonnent toujours que les autres écrivains ne s’intéressent pas à la leur travail. (…) Aujourd’hui, les industriels fabriquent avec autant de brio le PQ, le papier mural et les tire-jus. Le bouquin est un secteur commercial comme un autre, une marchandise. A la différence notoire que le PQ et les tire-jus sont indispensables, le papier mural, une coquetterie, et les livres du superflu (p. 148).

Vous suivez le journal de bord de l’animateur de l’atelier d’écriture désabusé, qui entre les lignes s’en donne pour notre plus grande joie et se fiche de ne pas être toujours très sympathique mais entier. Sans concession, l’insolence jouasse et la truculence sont au rendez-vous. Il n’y a pas une page dans ce livre qui ne vous frappadingue les zygomatiques. Il fleure le style, l’auteur. Le nom qu’il donne à ses personnages déménage le bestiaire préféré de Raymond Queneau, du style (Pélagie Rance, Lafaille, Vexance…) Il manie la baguette de la symphonie grabuge d’une main experte que ne renierait pas un Jean Vautrin au mieux de sa forme, dans des dialogues qui donnent vie et extase au récit. C’est le verbe porté haut qui illustre l’action et il cartonne le zigue. Il manie le stylo caméra et cadre serré ses personnages. C’est un cinéaste des mots.

Enfin, je découvre un auteur actuel au phrasé riche et charrié qui manie tous les registres de la langue avec dextérité pour nous charrier à sa suite dans le sillage de ses déboires et galères.

Il y a tant de scènes qui m’ont émue pour différentes raisons. Celle avec les enfants primo arrivants où le Chefdeville ne sait pas encore de quoi il retourne, s’emballe et exprime les publics qu’il connaît déjà : Non. Des dingues, des futurs tueurs de vielles dames, des fashion victimes décervelées, des apprentis dealers, des filles faciles, des filles pas faciles du tout, des pointeurs, des conteurs orientaux, mais jamais de primos (p. 181). Six enfants de 9 à 14 ans originaires du Maroc, Mayotte, d’Iran et du Mexique lui ouvrent des ailes. Là, au moins, j’avais quelques exemplaires qui sortaient du lot, curieux, intelligents, pas casse-couilles. Un petit mec sensible à Guignol, une petite meuf prête à révolutionner la mode, des sujets pas encore formatés, l’avenir de la haute couture, les dramaturges de demain (p. 189). Le spectacle en 3 actes de marionnettes s’ébroue avec ces êtres vivants et expressifs, c’est époustouflant.

Cette autre scène tordante autour d’un piquet de grève devant un bahut :
— À mort les OGM ! lança un écolo.
— À mort les OGM ! A mort les OGM reprirent ses potes.
— Camarades ! Ne vous trompez pas de combat ! Le danger immédiat n’est pas là !
— Mon cul ! Et les OGM, c’est pas un danger peut-être !? s’offusqua le bouffeur de riz complet.
— Ton cul c’est du poulet, j’en veux une aile ! lança l’adepte du McDo.
— Je parlais de la présence des CRS ! se défendit le mégaphone.
— CRS, SS !!! OGM, mes fesses !!! CRS, SS !!! OGM, mes fesses !!! scandèrent en chœur les moins avachis du parvis
(p. 229).

Comme il se prénomme néant, nada, j’ai envie de l’appeler Géant Chefdeville et lui filer le train de ses autres livres à paraître, j’espère. Je t’attends les yeux aux aguets et languis un scénar signé de ta pogne. Continue à me faire vibrer et merde encore et toujours à l’infâme Bigorneau. Le père Dumas écrivit un roman intitulé Vingt-ans après, mais pas pour toi. Sur la tête de maman guenon, tu as trop de verve pour délaisser ta jactance écrite et nous l’offrir en partage et en images. Je te dis merci et à très bientôt.

Chefdeville : L’atelier d’écriture, éditions Le Dilettante, janvier 2009, 253 pages, 17 €