Bruce Springsteen a-t-il vendu son âme au diable ?

Bruce Springsteen a-t-il vendu son âme au diable ?

Dans une interview au New York Times publiée dimanche, Bruce Springsteen admet avoir fait une erreur, selon ses propres termes, en acceptant d’accorder l’exclusivité de la vente de sa dernière compilation aux supermarchés Wall-Mart.

La critique sociale est-elle toujours soluble dans le Rock n’Roll ? Bruce Springsteen, l’un des plus fervents soutiens de Barack Obama, actuellement en tournée de promotion aux États-Unis et bientôt en Europe, s’est fait moucher par ses fans, dépités de devoir aller se fournir dans des supermarchés réputés pour leur politique de management très dure envers le personnel. Le Boss a en effet accordé l’exclusivité de la distribution de son nouvel album Working on a Dream à Wall-Mart…

Ce géant américain de la distribution représente aujourd’hui 20% des part de marché de la consommation grand public aux États-Unis, mais il se fournit essentiellement en Chine. Wal-Mart Stores Division U.S. est le plus grand réseau de distribution, représentant 67,2% des ventes pour l’année fiscale 2006. Depuis une dizaine d’années la centrale d’achat du distributeur a poussé de très nombreux industriels américains à délocaliser leur production en Chine afin de respecter le cahier des charges de l’enseigne. Aujourd’hui, on estime que l’entreprise fondée par Sam Walton achète plus à la Chine que la Grande-Bretagne !

Chaque semaine, plus de 176 millions de personnes à travers le monde se rendent dans un supermarché Wal-Mart. Les clients viennent principalement pour les bas prix. La moyenne du revenu d’un client de Wal-Mart est d’ailleurs inférieure à la moyenne nationale. Ce facteur est sans doute essentiel dans la décision de leur réserver l’exclusivité de la vente de Working on a Dream. Mais les prix pratiqués dans les magasins de la chaîne s’obtiennent grâce à une pression maximale sur les coûts des produits et de la main-d’œuvre.

Le groupe est donc connu pour les très bas salaires de ses employés et pour ses positions à l’encontre des syndicats. Durant 40 ans d’existence, aucun magasin du groupe n’a réussi à obtenir une représentation syndicale, à l’exception des bouchers. La politique anti-syndicale de la firme a, selon plusieurs analystes, causé sa perte en Allemagne, où les consommateurs ont boudé les rayons de Wal-Mart.

C’est un peu ce qui est en train de se produire pour Bruce Springsteen. Lui qui se produit dimanche au cours du traditionnel spectacle de la mi-temps, du Superbowl dimanche à Tampa, tout comme le général en chef des opérations militaires américaines en Afghanistan et en Irak, David Petraeus, qui doit effectuer le toss en lançant la pièce de monnaie pour désigner la première équipe à engager le match. Nombre de ses admirateurs se sont indignés de ce qu’un militant des droits des travailleurs cautionne ainsi une chaîne accusée de maltraiter ses salariés.

C’était une erreur, a-t-il dit. Notre moyenne au bâton est habituellement très bonne, mais, celle-là, on l’a ratée. Les fans ne laissent pas passer ce genre de choses, a déclaré Bruce Springsteen au journal américain. De son côté, le groupe Wal-Mart a publié un communiqué disant qu’il continuerait de distribuer le CD Greatest Hits et les autres titres de la rock-star, et qu’il fournissait un travail à plus de 1,4 million d’associés américains qui choisissent de travailler chez Wal-Mart et de servir nos clients chaque jour !

Bruce Springsteen, qui fête ses 60 ans en septembre prochain est, dit-on, l’incarnation de l’Amérique profonde, classé l’année dernière par le magazine Time parmi les leaders d’opinion aux États-Unis. Dans Queen of the Supermarket, le chanteur raconte l’histoire d’un homme qui tombe amoureux d’une caissière de supermarché. Un endroit chargé selon lui d’une ambiance ultra-sensuelle : on n’y achète pas que des aliments, il y a autre chose, explique-t-il au journal anglais The Guardian au cours d’un autre entretien.

Les supermarchés sont totalement impudiques. Peut-être suis-je le seul à avoir été touché par cette atmosphère sexuelle, mais depuis, le supermarché est mon endroit favori, explique-t-il encore. Mais voilà : est-il admissible de se battre contre les méfaits du capitalisme sauvage et de se laisser séduire en même temps par ses attraits ? Notre société de consommation offre à Bruce Springsteen, comme à nous-même un visage de Janus à double face, comme une pièce de un dollar. Peut-on accepter l’une et rejeter l’autre ? Celui qui se bat pour construire un rêve affirme encore que oui.