VOLEURS DE SOLEIL

VOLEURS DE SOLEIL

Ils sont là, les trois petits vieux, en un petit tas pas content. Le bruit des bétonnières couvre leurs grommellements. Ils sont du quartier. Mon maître les
salue. Le tir groupé de leurs regards sévères lui indique la direction de leur colère. Mon maître et moi levons donc les yeux vers ce qui devrait être le bleu du ciel. Rien que du gris. Le temps se couvre... de ciment.

Au dessus de nos têtes, la grue laisse filer un énorme pan de mur qui viendra s’emboiter dans le jeu de construction de cet immeuble qui s’érige chaque
jour davantage. Déjà trois étages.

Jésus, qui n’était pas un homme d’argent,multipliait les pains et les poissons pour nourrir les pauvres. Par le miracle des étages, les promoteurs plus avisés multiplient les mètres carrés. Leurs lignes d’acier sont aujourd’hui tendues dans tout Marseille, prêtes à ferrer bientôt Parigots et Lyonnais venus chercher le soleil.

On peut sans doute se réjouir du renouveau immobilier, qui fait vendre la plâtre au prix du marbre. On peut sans doute, puisqu’on nous le dit...
Mais qui donne l’autorisation d’édifier ces bunkers que ne renierait pas Albert Speer et qui bourgeonnent dans la cité phocéenne comme une soudaine irruption d’acné sur le front de mer ? Le même, sans doute, qui vous refusera le permis de construire votre pergola.

Ca ne fait pas leur affaire, aux trois petits vieux, qu’on défigure ce quartier hier populaire et où, il y a trente ans, personne à part eux n’aurait voulu vivre. "On n’est plus chez soi", qu’ils râlent.
Chaque nouvel immeuble danse sur la tombe de l’un d’eux, un
ancien qui vivait là, derrière un mur mal torché qui abritait son jardinet. Quelques lignes à sa mémoire chez le notaire, un parking d’immeuble pour caveau, ce monolithe de ciment pour pierre tombale.

Le soleil, il n’y en a pas pour tout le monde. Quand on veut le vendre à quelqu’un, il faut d’abord le voler à un autre. C’est pour ça que les papis font de la résistance. "Encore deux étages, et j’aurai plus de> soleil !"

"T’en fais pas !", répond un autre. C’est le plus vieux des trois pieds nickelés, l’air un peu gâteux et très énervé. Il hurle pour se faire entendre. Il a déjà sorti le fusil du râtelier, celui des grives, du temps où il y en avait... C’est dire s’il n’a plus servi depuis longtemps. Mais c’est un bon fusil !

Qu’ils montent encore un peu, et il les aura au bout du canon. Et alors, on va voir, le tir aux pigeons !
Il les attend, pépère, à l’affût à sa fenêtre...
et pan pan ! Ca va faire un malheur ! Parce qu’il a 88 ans, monsieur, et qu’il n’a plus rien à perdre, monsieur ! Sauf le soleil... Alors, s’ils tiennent à le mettre à l’ombre, il va leur donner de bonnes raisons de le faire, monsieur ! Et il part, clopin-clopant, furibard. "Faut quand même que je
remette la main sur cette bourre pour les cartouches"
,
maugrée-t-il en s’éloignant.

Bah ! je ne flaire pas que ce brave homme soit bien dangereux ! Et puis, je ne suis pas chien de chasse...
mais il me semble qu’il faut un permis, pour ça aussi.

En attendant, le pigeon, c’est lui. C’est nous.

Traduit du chien par Serge Scotto

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