Ne perdons pas la trace d’André Laude

Ne perdons pas la trace d'André Laude

Les éditions de la Différence publient l’œuvre poétique d’André Laude. Un magnifique pavé à brandir sur les barricades de l’insurrection qui vient…

Quand on a eu la chance d’apprendre à lire le Laude dans les éditions originales de livres comme Joyeuse apocalypse (éditions Stock, 1973), Testament de Ravachol (éditions Plasma, 1975), Le Bleu de la nuit crie au secours (éditions Subervie, 1975), Un Temps à s’ouvrir les veines (éditeurs français réunis, 1979), Rue des Merguez (éditions Plasma, 1979), Riverain de la douleur (éditions Verdier, 1981), Roi nu Roi mort (éditions La Table rase, 1983), Journaux de voyages (éditions Albatroz, 1992), Feux Cris & Diamants (éditions Albatroz, 1993)…, ça fait un choc de voir réunis ses textes poétiques (y compris ceux pour la jeunesse) dans un seul et bel ouvrage.

Poèmes, récits, nouvelles, articles, André avait plutôt tendance à s’éparpiller. L’idée de rassembler la partie visible d’une œuvre foisonnante vient notamment d’Abdellatif Laâbi, poète chacaliste, ami d’André Laude depuis les années de plomb marocaines. C’est un « devoir de mémoire poétique… », explique Abdellatif dans l’avant-dire qui introduit l’ouvrage. C’est l’auteur du Règne de barbarie qui m’a présenté à André Laude. Cela se passait en décembre 1985 dans une librairie parisienne. Abdellatif y lisait ses textes. Au fond de la salle rugissait un barbu hirsute : André Laude. J’animais à cette époque le groupe Mutinerie. J’étais en quête de textes pour Saga, un éphémère journal mural. Entendant cela, André Laude a sorti de ses poches déformées par des liasses de journaux chiffonnés L’Obscur crime de Raphaël Rodriguez. La nouvelle était tapée à la machine à écrire sur deux feuilles pliées en quatre.

Qui était André Laude ? Poète, écrivain, voyageur, militant, journaliste, il a eu plusieurs vie en une. Comme Blaise Cendrars, il s’était inventé un curriculum vitae à géométrie variable. Au dos de Rue des Merguez, il affirmait, bien que né en 1936, s’être lié à la bande à Bonnot et aux Travailleurs de la nuit d’Alexandre Jacob. Il disait avoir été amoureux d’une espionne balte avec qui il rencontra Rosa Luxembourg. Il prétendait avoir dirigé une armée rouge dadaïste, avant de créer une colonie communiste utopiste au Brésil en 1928, avant de fonder, à Cuba, en 1934, le parti surréaliste anarchiste dont il aurait été exclu pour libertinage sexuel. Sa vie se terminait dans le triangle des Bermudes le jour du putsch de Franco en Espagne. Pour conclure, il annonçait que ses œuvres complètes seraient publiées en Australie par les éditions Kangourou…

Le journaliste André Laude a travaillé, parfois avec des pseudos, pour Combat, Le Libertaire, Tribune socialiste (PSU), Jeune Afrique, Le Monde, Les Nouvelles littéraires, le Nouvel Observateur, Actuel, Politis, Le Fou parle, l’Evénement du Jeudi, Art Tension, France Culture… et même, semble-t-il, pour Playboy ! Il faudrait pas mal d’années pour rassembler ses chroniques, mais ça vaudrait le coup. Un bref regard sur quatre écrits retrouvés dans Les Nouvelles littéraires (au sujet d’un livre sur Henry Miller), Le Monde (à propos d’un livre sur Jack Kerouac), Politis (sur un livre d’Amina Saïd) et Le Fou parle (récit sur la torture en Algérie) le place dans la vitrine des espèces disparues. Le formatage des journalistes, le nivellement culturel par le bas, le politiquement correct ont à présent tendance à ranger des gens de la trempe d’André Laude dans la catégorie des dinosaures.

Militant anti-colonialiste, André Laude l’insoumis s’était rendu à Alger en 1962 pour offrir ses services à l’Agence de presse nationale. Anti-autoritaire, lecteur de Max Stirner, il a été membre de la Fédération anarchiste et de la Fédération communiste libertaire dans les années 50. Plus tard, il milita au PSU, se lia à l’Internationale situationniste et, en 1988, comme d’autres communistes libertaires, appela à voter pour Pierre Juquin à l’élection présidentielle. « Il n’y en a qu’une, c’est la lune. Il n’y en a qu’un, c’est Juquin », plaisantait-il dans l’une de ses lettres. L’humour n’était pas souvent présent entre ses lignes. Quand on recevait ses courriers - reconnaissables entre mille à sa façon de souligner l’adresse et d’écraser les timbres à 2,20F au point de faire déteindre l’encre rouge sur l’enveloppe – on pouvait craindre les mauvaises nouvelles. Entre ses chutes de tension, ses angoisses paternelles, sa très haute solitude, sans oublier ce monde cannibale qui lui arrachait la gorge, André Laude disait vivre dans « une espèce de coma ». Il pensait avoir « une sorte d’hiver dans le sang ».

Un état de souffrance chronique qui ne l’empêchait pas d’avoir des projets fous. En 1990, il affirmait bosser sur l’écriture de scripts. L’un était destiné à Mickey Rourke : Le Marathon de Marley. L’autre, Sand of war, sur la guerre du Golfe, était pour des gens comme Scorcese ou Spielperg. « Je rêve toujours – comme un con – d’écrire un best-seller du genre Un juif à la Kippa de travers, lu de New York à Moscou. Je rêve. Il y a un éditeur qui veut publier mes œuvres poétiques complètes. Je vieillis ! »

André Laude n’a pas attendu la publication de ses œuvres complètes. Il est mort à Paris le 24 juin 1995, seul, démuni malgré le soutien d’amis fidèles. Il s’est laissé aspirer par les astres froids au moment où se déroulait le Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice. Un rendez-vous qu’il ne ratait jamais. On le croisait en général au bistrot des poètes, une clope au bec, un ballon de rouge à la main, des poèmes et un couteau dans la poche.

Rebelle singulier parfois insupportable, naufragé à contre-courant, éternel affamé, André Laude était un poète fulgurant dans une société maudite. Il emballait ses textes dans des poings fermés pour les fracasser contre les murs des prisons. Entre rois nus et révolutionnaires déchus, entre des « Che » crucifiés et des Christs fusillés, il faisait défiler, page après page, des tribus improbables. Les héros de la Beat generation (Jack Kerouac, Brion Gysin, Gary Snyder, Laurence Ferlinghetti, Allen Ginsberg…) flirtaient avec André Breton, René Crevel, Gérald Neveu, Rimbaud ou Lautréamont. Crazy Horse croisait Federico Garcia Lorca et Kabeb Yacine. Louise Brooks et Roland Topor frôlaient Carlos Gardel et Woody Guthrie. Emiliano Zapata, Nestor Makhno, Michel Bakounine, Andréas Baader et Ulrike Meinhof rodaient. Henry Miller et Fourier n’étaient pas loin non plus, tout comme le facteur Cheval, Gengis Khan ou Federico Fellini. Stig Dagerman, Antonio Machado et le capitaine Cook côtoyaient Nedjma, Nadja et Nora Nord dans des élans épiques. Les poèmes d’André Laude ne finissaient pas au dernier point. Les mots et leur musique (free jazz ou blues notamment) poursuivaient leurs chemins aléatoires quand on les laissait filer en relevant la tête.

« Ne perds pas ma trace », m’écrivit un jour André. En publiant son œuvre poétique, une trentaine de recueils et plaquettes publiés entre 1954 et 1993, les éditions de la Différence maintiennent sa révolte éveillée. La poésie insurrectionnelle d’André Laude est une arme de choix pour combattre ce monde exécrable. « Si j’écris (...) c’est pour mieux frapper l’ennemi qui a plusieurs noms », nous disait ce résistant ultra-autonome qui embrassait toutes les causes. Tour à tour Nègre, Kabyle, Amérindien, Breton, Occitan, juif polonais, nomade, ouragan..., André Laude et ses doubles métèques ou surnaturels parlent une langue universelle.

Pour des raisons évidentes, l’œuvre asociale de cet insomniaque déchaîné n’a jamais été très choyée par les "grands" médias. À nous de jouer pour donner à André Laude l’audience qu’il mérite.

André Laude, Œuvre poétique (avant-dire de Abdellatif Laâbi, préface de Yann Orveillon, cahier photo), éditions de la Différence, 752 pages. 49€.