Kjartan Fløgstad invité des rendez-vous littéraires de l’ambassadeur de Norvège, à l’occasion de la parution de Grand Manila

Kjartan Fløgstad invité des rendez-vous littéraires de l'ambassadeur de Norvège, à l'occasion de la parution de <i>Grand Manila</i>

Par un soir glacial, d’étranges ombres emmitouflées glissaient rue François 1er et s’engouffraient sous un porche. Mon instinct me disait que je devais les suivre. Accueilli par le concierge de la résidence, je me débarrassais de ma pelisse, confiais chapeau, gants et écharpe au groom et montait au premier étage en prenant un escalier monumental qui tournait sur sa droite.
À l’entrée d’une succession de salons, son Excellence m’accueillit. Je le saluais et rejoignis une amie finlandaise reconnue parmi les invités : Madame l’ambassadrice vint se joindre à nous le temps d’échanger quelques mots sur la Palestine. La Norvège joue un rôle prépondérant dans les relations diplomatiques qui visent à tenter de faire comprendre à Israël d’accepter un état palestinien.
Puis Kjartan Fløgstad arriva et il nous parla de son dernier roman, Grand Manila.

Derrière une moustache fournie brillent deux petits yeux, cet homme a de l’humour. Il suffit d’entendre les éclats de rire lors de la première lecture pour s’en convaincre : et la traduction n’est pas en reste. Le norvégien est une langue qui possède peu de voyelle et pour un latin, les mots se ressemblent étrangement ; il semble bien que de changer une seule lettre dans un mot ouvre la porte à de nombreux jeux lexicaux. La traductrice s’en est d’ailleurs expliqué en bas de page …
Mais sous des allures de farce, ce roman n’en est pas moins une œuvre sérieuse. Comme Molière, Kjartan Fløgstad accentue les traits pour mieux stigmatiser et dénoncer. Dans sa mire l’Union Carbide Corporation, un groupe industriel qui a connu une prospérité mondiale tout au long du siècle dernier, dans les domaines de l’énergie et de la chimie. Kjartan Fløgstad a eu le déclic pour ce roman en Inde, en lisant Arundhati Roy (lisez, s’il vous plaît, Le Dieu des Petits Riens, Gallimard, 1998, c’est un chef-d’œuvre !) et des dizaines d’articles sur Bhopal, et c’est là qu’il apprit que Union Carbide Corporation avait aussi une usine dans sa ville natale de Sauda, au sud du pays. Une fonderie.
Il prit alors conscience que même en Norvège les USA imposaient leurs règles de domination économique. Alors il s’est glissé dans la peau de tous ces ouvriers qui vivent au rythme des machines comme des réjouissances et des drames familiaux, ces hommes qui ont vu souvent leurs enfants partir pour de nouveaux horizons, sans que ceux-ci s’affranchissent pourtant du réseau planétaire d’Union Carbide. Laquelle a été rachetée récemment par Dow Chemicals, et continue d’échapper à tout procès et au paiement de dommages et intérêts pour les victimes de Bhopal. Quant à la fonderie de Sauda, elle est aujourd’hui propriété du groupe français Eramet.

Dès les premières pages nous sommes plongés dans la peinture délicate et précise des gestes si techniques et précis que les ouvriers accomplissent chaque jour, parfois à la limite de l’accident. On est bouleversé par cette virtuosité et cette grâce mises au service d’un courage chaque jour remis en cause, et chaque jour célébré dans l’accomplissement de tâches ingrates mais indispensables à la bonne marche de l’entreprise …
"Sur le Portique, Sigfred Lima est seul à la décharge. Il se souvient de la dernière cargaison en provenance de l’Amapà au Brésil, si mouillée et lent qu’il fallait arrêter chaque wagonnet pour le vider à la pelle. Le minerai de l’Orissa est plus facile. Sigfred Lima peut plonger la barre culbuteuse dans la fermeture et l’utiliser pour basculer les parois. Ou, toréador face au taureau, aborder le wagonnet en marche, s’élancer sur la plate-forme à l’avant, saisir la poignée des deux mains, et ouvrir avec de la force brute et un peu de technique. Ou encore placer à côté du rail un capuchon en fonte lourde, en espérant qu’il atteindra le levier, et que le levier déclenchera le basculement automatique. Mais ce n’est pas toujours le cas, pas assez souvent, bien trop rarement pour que Sigfred Lima ose tenter sa chance." (p. 25)
Truffé de références, chaque chapitre s’ouvre avec un courriel, un clin d’œil à notre monde désormais axé sur la seule communication au détriment des hommes. Fløgstad l’a fait "pour citer des auteurs qui [l]’ont aidé dans [s]on parcours dans l’écriture. C’est un jeu intellectuel : un personnage fictif peut écrire un email avec un texte issu de la réalité."
Et valse le roman dans une variété des styles : narration classique, puis réflexions d’ordre générale comme l’on en trouve dans un journal ("que vaut une vie humaine ?"), poésie (Salme, la poétesse finlandaise royaliste obligée de fuir son pays), lettre manuscrite, etc. etc.

Si tout paraît s’écouler lentement, ne vous y trompez pas, la vie à Sauda n’est pas un long fleuve tranquille. "Il n’y a pas de manifestations car j’ai décrit les liens au sein de la collectivité ouvrière, syndiquée mais satisfaite (c’est la première génération qui se considère correctement rémunérée), c’est la seconde génération qui sera plus revendicatrice."
Comme tout n’est jamais noir ou blanc, l’on découvrira aussi que cette Word Company aura des effets civilisateurs que l’on ne peut nier, malgré tout le cynisme qu’elle affichera par ailleurs, notamment lors de la catastrophe de Bhopal, quand on apprendra qu’un antidote était disponible mais que la direction refusa de le faire distribuer à la population indienne qui sera décimée (+ 16 000 morts).
Déni de ses ouvriers aussi puisque à Sauda les ouvriers commencent aussi à rencontrer de sérieux problèmes de santé car la direction, ici aussi, continue à afficher le plus grand mépris face aux règles élémentaires de sécurité.

Plusieurs personnages animent cette fresque et permettent ainsi à Kjartan Fløgstad de donner plusieurs points de vue, et de laisser libre cours à son goût pour les traditions, la musique, les petites gens qui traversent alors le roman comme autant d’étoiles qui scintillent dans un ciel coloré. Nous lisons une épopée historique de la Norvège économique et industrielle, balayée par des personnages attachants comme Janne Angelika qui "ne pouvait avoir été mise au monde, mais avait dû être fabriquée dans une usine au ciel. Dans une entreprise modèle au ciel. C’est ce dont elle avait l’air. Elle n’était pas seulement entourée de lumière, elle était lumière. Elle était un trait de lumière mince et gracile, une lumière suspendue en l’air qui descendait du ciel, sans tout à fait toucher terre." Ou cette femme de ménage, Madli Hidle, qui apprend l’anglais en s’astreignant une page du dictionnaire chaque jour, rêvant qu’elle aura accès à une autre vie dès qu’elle aura appris toutes les pages …

En tant qu’auteur, Kjartan Fløgstad se place dans la peau du narrateur mais il demeure en retrait, invisible il s’offrant tout de même le luxe de quelques réflexions sur l’économie mondiale, car, admet-il, il y a "un fond utopique dans tout bon roman."
Et celui-ci est un sacré bon roman !

Kjartan Fløgstad, Grand Manila, coll. "La Cosmopolite", traduit du néo-norvégien par Céline Romand-Monnier, Stock, février 2009, 448 p. – 22,50 €