La prison du son

La prison du son

J’ai un don extrêmement rare que je ne m’explique pas, qu’aucun médecin ni spécialiste, interpellés dans mon enfance à son sujet, n’a pu définir assez justement pour y trouver un remède efficace. Je crois être le seul au monde à posséder cette fantaisie génétique. C’est une sorte de curiosité de la nature qui n’a vraiment rien de quelconque, et qui me fait vivre des aventures quotidiennes hors normes dont je me passerais bien.

Je possède, en effet, une ouïe particulièrement développée. J’entends mieux que bien. Je peux même percevoir un son très distinctement sur plusieurs kilomètres, il suffit pour cela que je me concentre un peu, que je sélectionne la source de départ. Ainsi, je peux comprendre parfaitement les bribes d’une conversation à mi-voix entre deux personnes en pointant mon oreille dans leur direction. Il suffit, en gros, que je puisse les avoir dans mon champ de vision et le tour est joué. Je suis redoutable à ce jeu-là.

Depuis la mort de mon père, et le placement en Institut spécialisé à Monaco de ma mère qui ne parvient plus à communiquer avec les autres, ma femme est la seule personne de ma vie d’adulte véritablement au courant des fantastiques possibilités de mon anatomie auriculaire. C’est un des paradoxe de ma vie, moi le fils super entendant, je suis désormais rigoureusement incapable de comprendre le langage de celle qui m’a mis au monde dans un bruit sourd.
Un jour où je me retrouvai à faire face à un important choix professionnel quant à la succession de mon père, elle me suggéra même, en riant, de devenir agent secret car d’après elle j’aurais « autant exploiter mon étrange pouvoir d’écoute du monde ». Mais je n’ai jamais eu l’âme d’un aventurier. Je suis plutôt un homme discret, toujours très maître de mes réactions et n’ayant aucune envie de jouer les super héros à la solde de mon pays.

Mon seul signe de reconnaissance social qui pourrait peut-être un jour éveiller la curiosité à l’égard de mon infirmité, c’est que je porte en permanence des boules Quies pour me préserver un tant soit peu des sons directs. Tout le monde m’a toujours connu ainsi paré et on a cessé depuis longtemps de me poser des questions sur cette curieuse manie. J’ai beaucoup de responsabilités professionnelles qui m’empêchent d’avoir la tête dans les nuages. Je m’entends parfaitement avec la plupart des gens que je côtoie. On me respecte sans me craindre. Personne ne sait que le patron a une sacrée paire d’oreilles, qu’il sait tout, avant tout le monde.

C’est la première fois que je mets par écrit tout cela, comme pour témoigner une bonne fois pour toute de ma différence. Je n’ai jamais tenu de journal intime auparavant, je n’ai rien d’un littérateur. Les œuvres d’imagination ne m’intéressent guère, je leur ai toujours préféré les réalités tangibles. J’aime bien trop la rigueur et suis un méticuleux maladif.

Ma grande passion, c’est l’horlogerie amateur. J’aurais très bien pu en faire un métier à part entière mais j’ai manqué d’ambition artistique. Je passe donc mes heures de loisirs dans des entités miniatures muni d’une loupe et je remets en route les plus compliqués et originaux des mécanismes. C’est ma manière à moi d’avoir du pouvoir sur le temps.

La fabuleuse histoire de mes oreilles est secrète et le demeurera. Je ne veux pas être une bête de foire ou un cobaye pour scientifiques en mal de prix Nobel, je préfère raconter cet état de fait corporel sur le mode du privé plutôt que d’offrir mon histoire en pâture à un journaleux avide de scoops, qui nous ferait vivre à moi et à mes proches une vie que nous ne désirons pas.

Je suis comme cela depuis tout petit, mais mon oreille avec l’habitude semble chaque jour plus affûtée. Je vis un drame sonore perpétuel qui m’oblige à des gymnastiques de l’esprit continuelles pour ne pas sombrer dans la folie. Il a fallu avec le temps que j’apprenne à maîtriser cette perception ultra sensible, que je développe des moyens d’atténuer ou de contenir ces potentialités énormes. Très souvent dans la journée je suis obligé de m’isoler du monde et pour ainsi dire d’entrer à l’intérieur de moi pour me préserver un maximum des agressions de la ville.

Très tôt mes parents ont compris que ces tympans bioniques qu’un scénariste américain imaginatif avait inventé pour la fiction télévisuelle étaient bel et bien possédés quelque part en France par un gamin de dix ans. A l’époque ou Steeve Austin était le héros, aucun de mes camarade de classe n’imaginait que le petit François-Hantz., gamin taciturne et peureux aurait pu donner des leçons particulières d’audition à l’homme qui valait trois milliards, d’ancien francs.

Lorsque ma femme fut enceinte de notre fille Léa, j’ai vécu une expérience magnifique qu’aucun autre homme n’avait pu ressentir avant moi. Pour la première fois, je trouvais une utilité tangible, poétique et merveilleuse à la fois, à ma capacité d’écoute exceptionnelle. Aux alentours du troisième mois, je commençai très distinctement à entrer en communication avec la chair de ma chair. En regardant le ventre de mon épouse, sans même y poser la tête, je percevais ses déplacement les plus intimes, ses premiers râles infimes. Le placentas contrairement à ce que l’on peut penser n’est pas cet oasis de calme que l’on se plaît à imaginer. Je pouvais percevoir très nettement tout le champ extrêmement varié des bruits originels, j’assistais au Big Bang de la maternité à domicile, témoin attentif d’un monde intérieur fascinant qui allait accompagner ma progéniture pendant presque neuf mois. Lorsque ma fille naquit nous n’étions déjà plus des étrangers.

Dans les lieux publics, j’étais malgré moi, le confesseur obligé et silencieux de toute ma ville. De tous les émetteurs volontaires ou involontaires de messages ou de sons de mon univers visible. Dans un café à la mode, un parc ou un restaurant de notre microsome présipautaire, je pouvais suivre sans me faire remarquer tous les dialogues intimistes entre tous les êtres vivants doués de la parole. J’aurais pu être le spectateur de mille vies, d’une multitude de destins soudés par les révélations publiques que moi seul pouvait percevoir de manière intelligible. Mais je n’abusais pas de ce pouvoir invisible. Autrefois grisé par ce sentiment d’être unique, je n’avais désormais plus qu’une seule envie, vivre comme monsieur Tout le monde et ne demeurer le témoin muet que de ma propre histoire.

Il fallut un événement exceptionnel et tragique pour bouleverser à jamais ma vision des choses. J’étais parti à Genève pour le Salon annuel sur « les métiers du temps » auquel je me rendais chaque année avec mon association qui réunissait des passionnés comme moi de l’Horlogerie d’art. Ce dont j’ai oublié de vous parler mais qu’il convient que je vous précise maintenant, c’est que je suis François S. l’héritier unique d’un des plus grands patrons de la grande distribution européenne, Karl Spiegel, un allemand naturalisé français après avoir épousé ma mère juste après la dernière guerre, celle-ci étant elle-même la fille aînée d’un grand négociant dans le tissu. Un mariage de façade sans amour qui n’avait duré uniquement parce que dans mon milieu on ne divorce pas, à causes d’enjeux financiers colossaux. J’étais né presque miraculeusement alors que ma mère était âgée d’un peu plus de 42 ans. Maman était une femme d’une très troublante beauté. Les photos de sa jeunesse me font irrémédiablement penser aux grandes actrice de l’après guerre. Ma mère a toujours fasciné les hommes, elle était rayonnante jusqu’à un âge avancé et jusqu’à ce que la maladie lui fasse perdre la tête.

Elle a toujours beaucoup profité de ce pouvoir de séduction en ayant de nombreux amants. C’était de notoriété publique. J’étais né et le couple allait mieux. Un Bosh qui appelle son fils François ! Ce devait être une manière pour lui de remercier la France de son accueil et de la fructification de ses devises pendant près de quarante ans. Un fils arrivé sur le tard était une aubaine pour une dynastie qui pouvait prétendre désormais à durer au moins une génération supplémentaire..

Je dirige depuis la mort de Karl (car j’ai jamais eu le doit de l’appeler papa ou même père) son empire de produits tristes qui inondent les supermarchés à bas prix de plus de vingt pays de la communauté européenne. Toute mon enfance, j’ai toujours ressenti que Karl m’offrait tout ce que dont je désirais, mettait à mes pieds en permanence le moindre de mes désirs tacites, sans doute pour ne pas qu’on lui reproche de ne pas me donner d’amour ni de tendresse. Toute son existence, il m’aura ainsi acheté le monde et il en avait les moyens.

Ma femme me laissa plusieurs messages affolés en peu de temps sur mon répondeur en plein colloque suisse. Cela ne lui ressemblait guère. Lors de mon départ, nous venions juste de fêter les cinq ans de Léa. J’avais quitté une famille enjouée par cette étape charmante de la vie d’un enfant. Je ne comprenais pas ce qui pouvait bien se passer. Pourtant j’avais l’intuition que ce qui se tramait allait être un événement des plus graves.

J’appris quelques minutes plus tard que Léa avait été kidnappée lors d’une promenade en compagnie de sa nourrice et de notre fille de compagnie. Toutes deux étaient dans un état critique à l’hôpital après avoir reçu des coups de pistolet de gros calibre, ce qui était très rare dans ce genre d’affaire et montrait la détermination des ravisseurs. Nous n’avions jamais pris de précautions particulières quant à la sécurité de notre fille, nous croyant à l’abri dans la cité monégasque depuis notre installation. Je regrettai amèrement ce choix.

Rentré d’ urgence de mon séjour par avion spécial, je trouvai ma femme effondrée sur un fauteuil du salon, en compagnie de plusieurs inspecteurs de police dont un ex-commissaire de Marseille que j’avais déjà vu à la télévision, car il s’était spécialisé dans le rapt d’enfants, après plusieurs coups médiatiques. Je pris ma femme dans les bras. On me fit ensuite écouter la bande enregistrée sur notre téléphone personnel. La qualité n’était pas exceptionnelle, mais une voix d’homme jeune, très sûre d’elle et très maîtrisée, masquée vraisemblablement par un mouchoir laissait un message clair, net et précis. « Nous détenons votre fille. Elle est en bonne santé pour l’instant. N’écoutez pas les conseils ni les directives de la police et suivez seulement nos instructions. Nous exigeons deux millions d’euros sous 36 heures, nous savons que vous pouvez payer cette somme dans ce temps imparti. Demain nous vous indiquerons la date et le lieu d’échange des colis. »

Je pris l’initiative, en m’inquiétant auprès des enquêteurs de la démarche immédiate à suivre afin qu’ils m’indiquent de suite leur plan. Fred Scotto la super star des enlèvements, à l’accent qui chante, me répondit sans emphase. « Il nous faut gagner du temps, faire expertise de la bande son pour avoir le maximum d’informations sur le lieu de la provenance de l’appel qui peut très bien être l’endroit de réclusion de votre enfant. » Il faudrait selon lui au moins 72 heures pour faire parler avec précision le précieux document auditif et après on aviserait pour la suite des opérations. A ce moment, le regard de ma femme croisa le mien, j’avais lu dans ses yeux..

Je demandai à réécouter la cassette seule, il fallait faire vite. Je pris le commissaire en aparté et lui avouai toute mon histoire d’un bloc et mes pouvoirs secrets. Il dû me prendre pour un fou alors je lui dis que je pouvais lui prouver mes capacités extra-sensorielles de suite. Je dus être très persuasif puisqu’il me demanda de m’exécuter.

Je priai donc les deux autres inspecteurs de se rendre dans la rue, le plus loin possible de la villa, d’avoir une conversation sur un sujet n’ayant rien à voir avec l’enquête, tout en se retournant afin que l’on ne puisse pas dire que je lisais sur les lèvres. Tout le monde se prêta à ma mise en scène. Je peux restituer très exactement leur dialogue informel sans la moindre difficulté. Une fois la démonstration effectuée, Scotto me demanda ce que je pouvais percevoir sur la bande. Je l’assisterai de manière exceptionnelle sur cette affaire.

J’ écoutai très attentivement la voix du maître chanteur et je pus donner de précieux renseignements aux enquêteurs. Le lendemain, il n’y eut pas le coup de fil attendu mais nous reçûmes un colis sanguinolent. L’ oreille d’une petite fille de cinq ans.

L’enquête ne faisait que commencer mais, c’était déjà là, un terrible clin d’œil du destin.(…)