Théâtre : INCONNU A CETTE ADRESSE

Théâtre : INCONNU A CETTE ADRESSE

Court roman épistolaire de la romancière américaine Kressmann Taylor (1903-1997), d’origine allemande, « Inconnu à cette adresse » se profile dans les ténèbres du nazisme. Le metteur en scène Xavier Béja nous offre là une prestation remarquable…

L’histoire d’ « Inconnu à cette adresse » peut paraître a priori banale : deux riches marchands de tableaux - Max Einsenstein, un juif américain et l’Allemand Martin Schulse - , à la fois amis et associés, engagent une correspondance régulière à partir de l’automne 1932. Max est resté en Californie s’occupant de sa galerie ; Martin s’est installé récemment à Munich avec toute sa famille. Leur échange de lettres débute le 12 novembre 1932 et se termine le 3 mars 1934, période marquée par l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne – le roman, lui-même, fut publié dans sa version intégrale en 1938, juste un an avant la Seconde Guerre mondiale.

« Je crois qu’à nombre d’égards Hitler est bon pour l’Allemagne, mais je n’en suis pas sûr […] Il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d’un fanatique. Mais je m’interroge : est-il complètement sain d’esprit ? », confie Martin au début de la pièce à un Max plein d’allégresse, pas encore rongé par le doute et la peur. Paradoxalement, ce Journal intime à deux n’a pas grand-chose de littéraire : il s’agit d’une pièce terriblement physique, qui nous laisse pénétrer dans le fascinant cheminement psychologique de deux êtres emportés dans une tourmente. Et les personnages de Max et Martin – interprétés magistralement par Xavier Béja et Guillaume Orsat - vont passer par toutes les couleurs de l’exacerbation des sentiments : la gêne, la honte, le mépris, la peur, la colère…

Dans un décor des plus sobres – deux fauteuils usés, un escabeau occupé par un furtif violoniste et deux commodes abandonnées – nous assistons à un duel, celui de deux hommes/ de deux tempéraments . L’étrange clarté des lampes de chevet balafre les visages de Max et Martin de lueurs inquiétantes, les enrobant d’un raffinement tout expressionniste. Béja et Orsat pleurent avec leur voix, crient avec leurs mains. Des silhouettes que l’on devinerait presque sorties d’un film de Wihelm Pabst ou de Fritz Lang… Engoncés dans leurs fauteuils, éberlués de souffrance, leurs masques peu à peu vont se fissurer.

Quant aux mots d’« Inconnu à cette adresse », ils sont là, crépitant, non pour faire les beaux mais plutôt pour signaler à tous cette curieuse histoire de mutation : celle de Martin, devenu (malgré lui ?) Gorgone, petit larbin fonctionnaire d’un régime criminel sans être foncièrement le méchant/salaud classique. La mort de l’actrice Griselle, petite sœur de Max, huée dans un théâtre de Berlin par les chemises brunes, s’avère le point de non-retour. Victime, Max deviendra à son tour bourreau. Et les lettres fantomatiques d’« Inconnu à cette adresse », seront comme la réponse du petit serpent au grand serpent.

« Inconnu à cette adresse », propulsé par le remarquable duo Béja/Orsat, dégage une énergie incroyable... Il faut voir cette pièce.

(Prolongation)

Durée : 1 h 10

Inconnu à cette adresse
De Kressmann Taylor

Traduction : Michèle Lévy-Bram

Mise en scène : Xavier Béja

Avec : Xavier Béja, Guillaume Orsat

et François Perrin au violon alto
en alternance avec Jean-Christophe Berger

Jusqu’au dimanche 1er mars

du mardi au samedi à 21 h 30, le dimanche à 15 h
relâche le lundi

Théâtre le Lucernaire – Théâtre Noir
53, rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 Paris
Métro : Notre-Dame-des-Champs, Vavin, Saint-Sulpice