"Les Modernes" nous livre le roman le plus piquant du Jazz

"Les Modernes" nous livre le roman le plus piquant du Jazz

Le Roman du Jazz, tome 3, les modernes : une épopée du jazz vivant raconté par un auteur enthousiaste et partageur. Il se lit comme un rythme que l’on bat du pied. Il nous enivre les sens et le tumulte des mots à suivre l’épopée souvent tragique, de musiciens qui ont révolutionné la musique et apporté la reconnaissance du mélange des couleurs, entre les notes noires et blanches jouées sur la même partition.

Le Roman du Jazz c’est l’histoire de deux mecs amis, Ferd Davis black, oncle de Miles Davis, et Melvin Goldberg émigré allemand blanc rescapé de la fournaise. Leurs regards attentifs parcourent les tempos du jazz entre 1942–1967 jusqu’au tumulte des années 1980, entre New York, Chicago, Kansas City, Paname… qui embrasent le florilège des styles (be bop, cool, hard bop, free jazz…), à travers les figures tutélaires de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles Davis, John Coltrane, Stan Getz et autres partenaires. Cette musique a révolutionné les mœurs des acteurs de ces époques et exalta la lutte pour les droits civiques. C’est aussi un roman écrit par un auteur, Philippe Gumplowicz, universitaire qui nous montre la voie lactée de cette musique riche et accessible à toutes et à tous. Il nous révèle les pulsations de la vie du jazz qui est en nous.

Nos deux héros, Ferd et Melvin, flanqués de leur culture et de leurs déboires avec l’existence du fait de la couleur de sa peau pour l’un ou de sa religion et son engagement politique pour l’autre, écrivent le Jazz de façon journalistique et littéraire avec leurs tripes. Ils utilisent le procédé chronologique de cette musique qui se lit comme un roman avec ses chapitres tant historiques que romanesques, agrémentés par l’auteur de citations et références de ses sources. En 1937, la terminologie du jazz était vécue de façon différente. Les blancs utilisaient ce mot avec délectation suspecte. Ou avec une suffisance inouïe. (…) Pour nous, le jazz signifiait défaite. (…) Derrière, il y avait la prostitution, les descentes des hommes blancs dans le quartier noir à la recherche de femmes noires. Cette musique accompagnait notre déchéance, elle renvoyait les hommes noirs à une position d’émasculés ou de maquereaux. (…) Nous pensions être Hot, ils entendaient du tiède (pages 17 et 18).

Fin des années 30 à Paris : C’était ma peau qu’ils applaudissaient. Ils s’applaudissaient d’applaudir un Noir (page 32). Même que des critiques grandiloquents dignes du grand guignol esthète et cultivé se targuaient, tel le célèbre Panassié de son époque, que Le jazz est un art singulier à la fois comparable par sa grandeur et ses exigences esthétiques à la "grande musique" mais qui ne saurait être évalué par d’autres critères que les siens. (page 37) Le Boris Vian jazzlogogue à Jazz Hot et franc-tireur devant tous les sectarismes étriqués attaquait avec sa verve et son humour légendaires celui qu’il appelait Peine-à-scier ou Papennassié(*). Il illustre par sa superbe la querelle entre les chapelles du jazz.

Sauf que l’influence de ce cher Boris comme accueilleur à bras ouverts de toutes les fratries du jazz sous le ciel de Paname des années 50 jusqu’à son dernier souffle est à peine évoqué dans Le roman du jazz !!!! D’autant que le lâcher prise était total lorsque la cohorte des jazzmen black américains débarquait sur le sol français. C’était à leur tour de fêter leur libération des contingences de l’apartheid moral et physique qui les bâillonnait de l’autre côté de l’Atlantique. C’est aussi pourquoi, entre 1949 et 1963, Certains s’installent définitivement en France — Sidney Bechet — Kenny Carke – Bill Coleman — Mezz Mezzrow — Johnny Griffin… (pages 376 / 377). L’humour n’y a pas non plus sa place dans ce Roman, comme si pour apprécier toutes les formes du jazz, il fallait être un brin sérieux et constipé depuis trois jours. Dans un futur proche papier, je prouverai le contraire, avec Boris mais aussi avec la revue Jazz Magazine qui a consacré entre autre ces derniers mois un numéro avec un dossier Frank Zappa où nous aurons le plaisir de retrouver Guy Darol.

Qui fut ou qui furent les inventeurs de la galaxie du be bop ? En tout cas, Dizzy le bien nommé n’avait pas sa langue dans sa trompette en ces jours à New York 1945 : Entre Parker et moi, c’était comme entre les fraises et la chantilly. Pour celles et ceux qui décodent nada, Philippe Gumplowicz avec sa plume feutrée explique le choix des mots : Les fraises et la chantilly, ça se mange debout et avec les doigts. Dizzy aurait pu décliner la métaphore à l’infini. Encore un de ces talents : l’éclat de la langue, qualité que l’on retrouve chez les musiciens de jazz — des mots vifs, fulgurants, attentifs, exacts, truculents, jamais banals. Enrobés d’un halo de pudeur, surtout lorsqu’ils marquent un sentiment de gratitude (page 153). Histoire aussi de vous mettre au diapason les esgourdes à la lecture de ce livre torché avec une langue précise jamais précieuse.

Je passe les piquouzes qui taxent tous les cachets des artistes. Si tu le prends par le nez, tu restes un gentleman ; si tu te l’injectes par le bras, tu deviens un minable à la face du monde (Charlie Parker / page 340). L’Oiseau étrange qui bandait les touches de son saxo et autres claques au somnambulisme lorsque la note bleue décimait les neurones de son approche piquante. L’état d’apesanteur, la transe du musicien flanqué de son instrument qui dialogue sur scène avec ses acolytes pour braver l’avancé des jours et les retombées dans la vie monocorde. Pour Coltrane, les sucreries (elles finiront par détruire sa dentition). Les cigarettes… et le reste. Depuis 1948, John Coltrane était adonné à l’héroïne. Miles aussi, sans parler de Parker, tous avaient plongé. Pour ne pas se laisser épuiser par le travail. Pour oublier la lèpre des murs, le sentiment d’enfermement. La beauté qui se dérobe dans le regard, la laideur, ils avaient besoin d’un allié pour recomposer le monde. Peut-être que la musique n’était pas assez forte pour cela. Ou le vide trop béant, trop profond (page 416).

J’ai retenu cette expression du registre simiesque qui me va droit au cœur et me rend encore plus attachante l’écoute charnelle de Charlie Parker : C’est un singe à la peau noire, avec un putain de saxophone alto entre les mains. Et des voisins qui veulent lui faire la peau (page 218). 1954 : Il y a même la charge héroïque de Melvin agent de la guerre culturelle contre les rouges sur le front de la CIA, qui envoie le Jazz en première ligne se carrer les sons bien profond derrière le rideau de fer, à l’époque de la guerre froide. Ces salauds recyclent la propagande de Goebbels contre la démocratie. Il faut leur casser les reins. Ils nous mettent dans les pattes la question noire ? renvoyons-leur le jazz. Les formules antidémocratiques et anti-américaines de la propagande soviétique sont un hors-d’œuvre. Plat de résistance : la dictature. La question noire ? Le jazz réunit tout le monde, les Noirs, les Blancs, les Jaunes, cette musique est la preuve de la vitalité de l’Amérique. Sa richesse. Sa diversité. La tâche de l’heure est de construire la route du rythme, c’est avec ce genre de chose qu’on finira par niquer les soviets. Il faut entrer dans l’arène. Ferd. T’es avec moi ? (page 387).

Ca me rappelle la mise en images avec des documents et tout et tout d’un film documentaire réalisé par Ramon Pipin sur le style de la véritable fausse histoire du rock selon laquelle le rock aurait été importé d’URSS pour gangrener la société yankee. Avis aux exploitants de salles qui n’ont pas les esgourdes sourdes… Comme quoi (rires pulsés), en avant les ziziques du jazz au rock, elles adoucissent les idéologies totalitaires tributaires de l’économie de marcher sur la tête. Ben oui, c’est la crise !

Années 1960 : les revendications de la liberté dans tous les arts aboutissent à l’improvisation libre : le free jazz. De bruit et de fureur, lorsque les voix chantent à l’unisson. Martin Luther King et John Coltrane. Comme un musicien de jazz, le docteur King ne cherche pas à imprimer le déroulement de l’histoire sur une partition immaculée. Il laisse exprimer le grondement des opinions et sur une trame sonore faite de mille bruits, sa voix bien timbrée s’élève, elle tranche. Mystère de l’aura. Le docteur King arrive à maintenir son équipe en paix. Justesse de sa ligne mélodique (page 460).

Cette fulgurante liberté de l’insolence qui fait sauter tous les verrous et tous les classements entre les musiques, le jazz, les jazz actuels et de demain métissés autour de minuit ouvrent les champs à d’autres sons, vers une fusion fantastique à nous crever les tympans d’étonnement. Cette vague libertaire nouvelle a déferlé sur nos côtes auditives pour ne jamais s’arrêter. Miles Davis après une phase du mur du silence, émerge. Il fait retentir son sourire triomphant et jette des ponts. Enregistré en octobre 1966 et publié en 1967, l’album "Miles Smiles" fait entendre l’appétit musical des compagnons de Miles Davis, Wayne Shorter au saxophone, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et Tony Wylliams à la batterie. Ces musiciens creusent des galeries entre les explorations libertaires de John Coltrane et une rythmique binaire. La beauté mélodique de "Footprints", morceau fétiche de l’album, renvoient en arrière-plan le phrasé ternaire créé par Louis Armstrong cinquante ans auparavant (page 484).

Philippe Gumplowicz : Le roman du jazz Troisième époque Les modernes, Éd Fayard (octobre 2008)

* Boris Vian Le swing et le Verbe, éditions Textuel par Nicole Bertolt / François Roulmann (novembre 2008). À suivre une chronique à propos de cet ouvrage.

Idem, la revue Jazz Magazine.

Idem, L’underground musical en France de Eric Deshayes et Dominique Grimaud, Collection Formes, ed Le mot et le reste (novembre 2008).