Histoire simple sur ma pomme

Histoire simple sur ma pomme

Depuis que j’ai recommencé à manger des pommes, je vais irrémédiablement mieux. Ca n’a l’air de rien une bonne grosse pomme verte qu’on achète par sachet et qu’on digère devant un DVD, mais j’ai bien senti qu’après plusieurs absorptions irrégulières de morceaux du fruit, je revis. Je suis un autre homme.

Mon état s’améliore même considérablement, je me sens plus léger, plus enclin à travailler, à réfléchir, de meilleure humeur. Je respire de manière bien plus satisfaisante aussi. Oui, l’effet est quasiment immédiat, bien qu’il faille une ou deux bouchées pour vraiment incorporer en soi des changements sensibles et radicaux. Mais il se passe quelque chose de l’ordre du chimique dans mon ventre, c’est indéniable.

Je me dis que je dois avoir du cholestérol, du diabète, un cancer du pancréas, une hépatite, une maladie étrange, et que je viens de trouver là, par le plus grand des hasards, une sorte d’automédication salvatrice qui va me faire sortir de manière définitive de mon état larvaire.

Il faut que j’achète d’autres pommes. Pas des petites, des moyennes ou des rougeâtres farineuses. Je veux exactement les mêmes que celle que j’ai avalé. D’énormes pommes vertes, celles qu’on ne trouve qu’en hiver. Ca tombe bien, il neige. Il faut que je sorte, que je trouve un supermarché, un légumier, n’importe quel endroit à vrai dire fera l’affaire, même une station service. Pourvu que l’enseigne vende de cette race de pommes qui me sauve la vie.

Si j’étais scientifique, j’aurais immédiatement quelques pistes, je saurais exactement, chiffres à l’appui, d’où me vient cette guérison miraculeuse. Il me faut être lucide, pragmatique, exact dans mes analyses. Avant l’ingurgitation de ces masses rondes anodines, j’allais mal, j’étais dans un état morose, je souffrais des articulations, des veines, j’avais le souffle court et aucune envie de faire quoi que ce soit. Il aura suffit que je mange ces quelques pommes pour voir en moi un changement de métabolisme des plus spectaculaires. Les pommes me détendent, régénèrent mon estomac, mes cellules et mon être tout entier.
Il faut que j’achète des livres, des encyclopédies fraîcheur, il faut que je comprenne l’alchimie secrète. J’en suis convaincu, ces pommes n’ont aucun effet placebo. Il y a bel et bien deux époques en moi, une brisure significative dans le temps. Avant et après ces pommes. Et puis je le sais moi, je vis tout cela de l’intérieur. Je vais mieux, il n’y a aucun doute possible.

Avant ces pommes, qu’avais-je donc absorbé au déjeuner ?
Il me semble que c’était des pâtes, oui j’en suis même sûr et certain, c’était bien des pâtes, des tagliatelles à la sauce tomate sans aucune injonction d’herbes miraculeuses qui auraient pu avoir des vertus thérapeutiques, elles aussi. Donc, cela ne peut être que ces fameuses pommes, puisque je n’ai pas pris de petit déjeuner ce matin.
Et si j’avais fait une découverte majeure dans l’histoire médicale ou de la biologie ? La pomme serait-elle un déclencheur, comme la célèbre qui avait ouvert les yeux de Newton ? Peu importe ! Peu importe ma situation précaire, pourvu que je sois égoïste, que je profite tout seul des bienfaits de ce régime alimentaire d’un nouveau genre. Des pouvoirs insoupçonnés de pommes à bas prix. Car ce ne sont pas toutes les pommes qui peuvent m’alléger de mes souffrances physiques et psychologiques. C’est cette marque de pommes, et pas une autre. La preuve est là, c’est la première fois que je mange un élément de cette famille du verger et que j’observe des bouleversements jusqu’ici jamais observés. Si j’allais dans un labo avec mes pommes, j’éveillerais les soupçons, ils feraient une enquête, on me prendrait pour un fou. Surtout, demeurer sur mes gardes.

J’ai mangé la dernière pomme du lot. Il y en avait une dizaine, au bas mot. Si je vais à la pharmacie pour demander, comme on le fait pour les champignons, de quelle sorte sont mes pommes, tout le monde dans le quartier va se douter de quelque chose. Surtout que le sachet vient d’un des supermarchés du coin. Les clients trop inquisiteurs pourraient faire des rapprochements faciles.

C’est bien la première fois que je regrette de ne pas faire les courses moi-même. Je n’ai pas la moindre idée d’où peuvent provenir ces maudites entités vertes. Il y a des tas de possibilités d’achat dans la ville. Ma femme a ses magasins attitrés, ses habitudes alimentaires, mais elle a très bien pu trouver mes pommes dans un lieu inhabituel, avec elle, on ne sait jamais.
Comme si elle ne pouvait pas toujours aller au même endroit, cela me simplifierait mon enquête. Si je faisais les commissions, j’irais toujours chez le même dépositaire agréé en fruits et légumes, il ferait même des prix, me saluerait par des « Monsieur Frédéric » par-ci, des « Cher monsieur Vignale » par-là et m’offrirait certainement une bouteille pour la nouvelle année. Mais non ! Ma femme préfère aller où la mènent les soldes ou son humeur fantaisiste, si bien que lorsque l’on a besoin d’un renseignement urgent, vital, on entre dans des états de stress pas possibles.
Cela fait trois messages que je laisse sur son répondeur. Il faut que je sache.

Je bous. Sortir ! J’essaye de me rappeler exactement de la forme, de la texture, de la couleur et de la grosseur de mes rotondités avec queue, je prends quelques euros et je décide de partir en chasse de ces pommes bénites. Il neige de plus belle. Je mets mon imperméable noir et je brave les bourrasques de janvier.

Mon dieu que le trottoir est glissant ! « Cela vaut bien la peine d’habiter en ville et de payer ses impôts locaux pour n’être déneigés qu’en huit jours », me dis-je en frôlant la chute grave et avec cassure anticipée du col du fémur. C’est donc précautionneusement et avec la rapidité d’une vénérable dame de soixante-dix ans qui fait sa sortie journalière que j’atteins avec le plus grand mal le premier légumier de la rue.
On frise le ridicule socialement lorsque l’on ne connaît pas les usages du monde du commerce. J’entre dans le petit magasin et fais le tour du propriétaire. La femme du patron me sourit et je lui rends aussitôt sa politesse. La dame pas vilaine a de bonnes joues rouges et très certainement comme je le devine de beaux petits seins en forme de pommes portés assez hauts. Je passe en revue les légumes pour arriver après quelques secondes vers les compartiments fruités. Il y a plusieurs rangées quasiment gelées, car donnant sur la vitrine, elle-même située non loin de la porte à courants d’air, qui s’offrent à mon regard scrutateur. « Prenez-moi » me diraient-elles sans doute en cœur dans un concert sans pépin, si on les écoutait parler, si on ne prenait la peine. Mais je ne vois pas la pomme de mes rêves ou alors… en fait, je ne suis pas sûr de mon fait. Il y aurait bien cette espèce étalée tout à droite, en peut-être un peu plus petites mais qui me dit que je ne suis pas dans l’erreur ? Et puis comment être certain de son jugement avec un éclairage à bas prix qui gâche une vision juste des précieuses gourmandises rondelettes. La dame me voyant dans l’expectative la plus complète se décide à venir à ma rencontre :
- Monsieur, que puis-je pour votre bonheur ?
- Je voudrais des pommes, mais je ne suis pas complètement convaincu que vous avez celles que je désire « le plus au monde ».
Elle rit :
- Eh bien vous, vous êtes un drôle de bonhomme. Comment peut-on désirer des pommes plus que tout au monde ? Cela fait vingt ans que je fais ce métier et j’avais jamais entendu une chose pareille.
- Croyez-le ou non, riez si cela vous amuse, mais c’est une question de vie ou de mort pour moi que je trouve les pommes qui me font tant de bien.
- Ne vous fâchez pas, on dirait bien à votre air que vous êtes sérieux… Elles s’appellent comment vos pommes, on va commencer par cela ?
- Je n’en ai aucune idée moi. J’ai mangé des pommes vertes, des grosses achetées, je ne sais où, et j’en veux d’autres, les mêmes, des identiques, je demande pas la lune tout de même !
- Ecoutez mon petit monsieur, est-ce que vous voyez des pommes qui ressemblent à celles que vous avez mangé chez moi, dans le rayon ?
Je lui montre le lot que j’avais repéré plus tôt :
- Celles-là mais comment en être certain ?
La dame m’arrache la pomme des mains et sort dans la foulée un petit couteau, en coupe un bout et me le tend aussitôt :
- Allez-y ! Goûtez-moi cela !

C’est à ce moment que mon portable sonne. C’est ma femme. Elle me dit qu’elle a bien trouvé mes messages et qu’elle s’inquiète un peu à mon sujet, qu’elle n’a rien compris à mon histoire de pommes miraculeuses. Je suis très énervé. Elle appelle toujours au mauvais moment. Je lui demande juste de me donner le nom de l’endroit où elle a acheté les pommes et rien d’autre, que je lui expliquerai plus tard.
« Tu sais bien que j’achète toujours nos fruits au magasin Leclerc, tu n’aurais même pas dû te poser la question. On voit bien que tu ne t’occupes jamais de rien » me dit-elle cyniquement. Je raccroche aussitôt, prends congé de la légumière rougeaude, prends la porte en direction du supermarché et file comme un voleur à l’étalage. Je suis heureux, mais il me faut me hâter avant qu’il n’y ait plus de pommes en stock ou qu’il arrive encore une autre chose insupportable et déterminée à mettre en péril ma quête.

Quelques mètres plus loin, dans la précipitation et l’euphorie, voilà que je glisse soudain sur une plaque de verglas.

Je viens de tomber dans les pommes.

Mes pommes.

Sorti, je ne sais comment, de ma carcasse, je vois la légumière courir à mon secours, appeler les pompiers depuis son portable, me faire un bouche à bouche torride en me collant sa douce poitrine fruitée contre le torse.
Gisant sur le trottoir, moi, pendant ce temps, je mange goulûment mes excroissances émeraude issues de l’arbre de vie, énormes, délectables. Je suis dans le grand verger de mon enfance, corps sans douleur, sans dos en compote, inondé de verdure et de rainettes, où tout est joie, luxe, calme, volupté et petits pommiers amis.
Des dizaines, des milliers de cagettes de Malus Sylvestris forment un lit éternel et douillet pour cette masse qui n’aspire plus qu’au repos à l’ombre des arbres en fleurs.

Chaque été depuis ma tombe, je peux apercevoir un pommier à l’entrée du cimetière. Il égrène ses fleurs blanches au printemps et laisse tomber des pommes bien vertes à la saison chaude. Là, à quelques mètres de moi, comme pour me narguer. Je ne peux pas même en croquer une. La mort est injuste.

Photographie : Robert Doineau

Photographie : Robert Doineau