Havre d’exil, Havre d’asile

Havre d'exil, Havre d'asile

10 décembre 1948 – 10 décembre 2008. La section havraise de la Ligue des droits de l’Homme a commémoré les soixante ans de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Un havre d’exil, une exposition du photographe Roger Legrand, accueillait les visiteurs.

En ces temps où la répression, la discrimination et l’injustice sociale atteignent des sommets, il n’est pas inutile de rappeler à certaines personnes que la Déclaration universelle des droits de l’Homme n’a pas été écrite pour les Martiens. Dans cet esprit, le 10 décembre, la LDH havraise proposait diverses animations et rencontres dans la bien nommée salle René-Cassin. Le hasard fait bien les choses.

Mise en espace par Arnaud Jammet, l’exposition de Roger Legrand, du Studio BB Flirt, propose dix-huit photos couleur relevant à la fois du portrait traditionnel, du reportage et de l’essai documentaire. Pendant l’été 2008, des personnes en contact avec la LDH pour tenter de démêler d’inextricables tracas politico-administratifs sont passés sur le tapis bleu de Roger Legrand. Seuls ou en famille, jeunes et moins jeunes, avec ou sans enfant, ils et elles sont originaires de Mongolie, d’Arménie, de Tchétchénie, du Kirghistan, du Nigeria, d’Ukraine, d’Arménie, de Georgie, du Kosovo, d’Angola, du Kazakhstan, d’Ossétie du Nord, de Mauritanie, du Sri Lanka, du Burundi, du Congo, d’Algérie ou du Rwanda.

Les parcours se devinent derrière les sourires et les regards. Les uns, après des années de procédure, ont obtenu le fragile papier qui leur donne le droit de vivre et d’espérer. Certains, bien insérés, sont bons élèves à l’école ou suivent des cours à l’université. Les autres sont dans des situations très précaires, parfois sans nouvelles de leurs proches. Certains ont connu la clandestinité et les centres de rétention ou sont menacés d’expulsion. Air trop connu.

Roger Legrand, avec le Studio BB Flirt, a été le photographe attitré de plusieurs groupes rock havrais pendant des années. Depuis 2000, il est le photographe « officiel » du festival de cinéma Du Grain à démoudre, à Gonfreville l’Orcher. Il a aussi à son actif des expositions un peu furtives et décalées comme ce Mururoa Rock présentée en 2005 chez Bang, un disquaire alternatif. On y découvrait une belle vahiné au charme un peu désuet accolée à des photos d’explosions atomiques. Manière de souligner l’outrage subit par un peuple. Roger a également travaillé avec la compagnie Bazooka (danse) et la compagnie Akté (théâtre). Il est encore l’artisan d’un travail sur la vie portuaire avec Marins en escale/Seafarers (portraits de marins du monde entier) et Les palimpsestes de métal (gros plans sur des noms de bateaux de commerce débaptisés et rebaptisés). Zoom sur un photographe généreux et attachant.

Tu es psychologue clinicien de formation et tu as des problèmes de vue. Ta voie dans la photographie ne semblait pas toute tracée. Que s’est-il passé pour que tu te lances dans l’aventure ?

Roger Legrand : Je n’ai pas vraiment de problème de vue. Je suis simplement borgne (comme beaucoup de gens d’image en fait…). Avec un seul œil, je me suis reconstruit le monde. Accentuer la captation et la restitution de l’image est peut être un des facteurs qui a déclenché ma fascination (inconsciente) pour l’optique et la photographie. Psychologue j’ai été dans une autre vie, j’y ai appris et pratiqué les techniques d’entretien, approfondi l’analyse relationnelle, cotoyé la grande détresse et l’angoisse intense. Le sujet était le centre de mes préoccupations et je photographiais déjà dans les services de chroniques des hôpitaux où j’officiais dans les années 70. J’en garde des portraits touchants d’enfants hospitalisés en pédopsychiatrie et d’adultes déstructurés par la maladie mentale et les neuroleptiques. Encore aujourd’hui je me souviens d’eux. Mais cet univers ne me convenait pas et j’ai décidé de pratiquer la photographie et le graphisme professionnellement, à 30 ans, au retour d’un voyage aux États-Unis. L’époque offrait pas mal d’opportunités…

Dans les années 80, tu as immortalisé pratiquement tous les groupes rock havrais, fait pas mal de photos que l’on retrouvait sous forme d’affiches ou de pochettes de disques. De quels moments gardes-tu les meilleurs ou les pires souvenirs ?

Roger Legrand : En fait, comme beaucoup, je suis devenu photographe par et pour la musique et, encore aujourd’hui, c’est une des constantes de mon travail. Je pratiquais pas trop mal le portrait et entre l’amitié et la commande la frontière était floue. Avec des amis, nous avions monté une association qui s’appelait Rock new Havre (tout un programme) et nous organisions des concerts dans les salles des fêtes dans la grande tradition havraise. La vie culturelle autour du rock était intense et régie par des initiatives individuelles et passionnées. Je réalisais avec ma compagne les affiches en sérigraphie et nous tentions de nous exprimer aussi à travers ce support. La pire déception c’est d’avoir tiré, la nuit, en loucedé, dans un atelier municipal de la région parisienne, une superbe affiche pour un concert que nous organisions à l’UCJG et d’apprendre, après deux nuits sans sommeil, que tout était à l’eau car le groupe avait splité. Je leur montrais désespérément l’affiche, mais rien à faire “la messe était dite”… Les meilleurs moments sont certainement liés à la vivacité et la complicité qui lient les personnalités autour de projets exaltants. La période des radios libres, au début des années 80, fut excellente. Quai des brumes, la petite boîte de management de Little Bob, des Roadrunners, les City kids et autres Croaks fut une belle aventure et permit une diffusion nationale de nos visuels. J’ai réalisé pas mal de séances de photos de presse à cette époque et conservé de solides amitiés.

Ta série sur les marins en escale était formidable. Voir ces marins de toutes nationalités, immobiles, sur du papier en les imaginant voguant sur diverses mers du monde avait quelque chose d’étourdissant. Tu leur avais envoyé leur portrait par courrier. Ils t’ont donné de leurs nouvelles ensuite ?

Roger Legrand : J’ai reçu quelques mails, mais c’est surtout le livre d’or de l’expo qui me ravit. Des remerciements, certes, mais aussi des dessins, des calligraphies chinoises, des listes d’équipage, des inscriptions en forme d’ex-voto comme pour marquer sa présence. Ce travail photographique a été très bien reçu au Seamen’s club du Havre, c’est la structure qui accueille les marins lors de leurs courtes escales. Certains portraits sont restés accrochés et des marins qui reviennent après un an s’y reconnaissent. Les écrans de veille des ordinateurs laissent défiler en diaporama les portraits de la série et souvent un homme en reconnaît un autre et attend que le diaporama revienne sur ce visage...

Nous sommes toujours dans l’humain et dans l’errance devant les portraits réalisés avec les personnes soutenues par la LDH et l’AHSETI. Il y a là des demandeurs d’asile politique, des sans-papiers, des personnes en attente de regroupement familial… Comment se sont passées les prises de vue ? L’art de la pause en studio n’est pas simple. Surtout, j’imagine, pour les personnes qui ont connu bien des tourments et qui n’ont pas trop envie d’apparaître au grand jour pour des raisons évidentes.

Roger Legrand : Avec les marins, je n’avais pas le recul nécessaire pour des vues de plein pied. Aussi, lorsque j’ai entrepris cette série de prises de vues, je tenais absolument à composer avec l’intégralité du corps des sujets. J’étais attaché également au fond blanc surexposé qui est pour moi fortement lié à l’identité, une sorte de blanc sidéral derrière le sujet. Je me suis donc confronté au problème du sol et c’est troublant comment ce questionnement s’est révélé symbolique pour des familles en situation d’exil. J’ai opté pour un tapis, le tapis de bienvenue commun à toutes les cultures. Les militants de la Ligue des droits de l’Homme contactaient les familles et leur expliquaient simplement le projet de photo de famille et d’exposition en vue de fêter le soixantième anniversaire de la Déclaration. C’était l’été, beaucoup étaient dans les foyers avec les enfants et très disponibles. C’était aussi une question de confiance, d’opportunité et de divertissement. La majorité de ces personnes viennent de pays où la pratique de la photographie en studio est encore bien vivante. Le rendez vous étant pris, je passais les chercher généralement devant le foyer. Nous faisions connaissance et traversions silencieusement la ville pour nous rendre au studio. Un bon portrait demande du temps, de la patience et une bonne écoute de la situation. Il y a du plaisir à poser et l’image de soi est fortement mobilisée. Il s’agissait de faire une photo de bonheur, un instant privilégié où il y a "pause" et tout le monde y a mis du sien... Le retour en voiture était plus détendu qu’à l’aller. Depuis, je suis avec intérêt l’itinéraire de chacun. Des portraits de la séance ainsi qu’un CD photo leur ont été remis par les bénévoles de la Ligue des droits de l’Homme. Beaucoup de ces portraits ont transité par Internet vers les proches et les familles restées au pays.

Qui choisissait les tenues et les accessoires ? Sur une photo, un jeune nigérian porte des ailes d’ange. Cela produit un effet assez saisissant avec ce fond blanc qui créé un horizon irréel. Parle nous de ce moment.

Roger Legrand : Au début, je n’évoquais pas le sujet et je me suis rendu compte que les gens se préparaient, les femmes étaient coiffées, les tenues soignées et les enfants aussi. Parfois, le choix culturel entre le costume traditionnel et l’habillement occidental m’était posé par des Africains et une famille du Sri Lanka. Pour le portrait que tu évoques, le jeune garçon est d’une vitalité et d’une curiosité phénoménale. Très vite, pendant les préparatifs, il a "scanné" tout l’atelier studio et il a tout de suite repéré les ailes d’ange qu’il a enfilées par dessus son pull. J’ai demandé à la maman s’il pouvait les porter à même la peau, elle a accepté et il s’est placé devant, tel un ange noir protecteur. Il s’agit d’une image improvisée, très projective, un moment de grâce…

Cette exposition n’est pas une exposition militante au sens habituel. Pas de banderoles, pas de poings levés. Juste des gens en toute simplicité, des regards, des familles qui se donnent la main. C’est sobre et puissant. Une grande dignité irradie ces personnes. Ton travail souligne une humanité, une richesse que la barbarie pourchasse. Tes clichés vont au-delà de la photo souvenir. Ce sont des témoignages sur la brutalité du temps que nous vivons. On t’a raconté l’histoire de ces personnes. Ton boulot ne s’est donc pas limité à un simple clic-clac. Comment as-tu vécu cette confrontation avec la pénible réalité ?

Roger Legrand : Pour être franc, je n’est pas ressenti cette pénible réalité que tu évoques. J’ai réellement vécu des moments d’humanité et d’altérité exceptionnels. La photographie est souvent futile, mais elle peut être un médium de rencontre intense et force de réflexion. J’ai beaucoup voyagé et bien souvent à pied dans des régions montagneuses. Avec ces familles, dans le cadre précis de notre rencontre, j’ai retrouvé ce type d’échange que tu peux avoir avec "l’autre" dans des cultures plus ancestrales et respectueuses que celle de notre occident déboussolé. Ce qui me laisse le plus démuni, c’est l’incertitude existentielle dans laquelle certains sont plongés.

Comme pour la série sur les marins en escale, je pense que les photos d’Un havre d’exil mériteraient, quand c’est possible, une publication. Il y a des projets en ce sens ?

Roger Legrand : Bien sûr. Ces séries se situent sur un territoire, rebondissent entres elles et sont universelles. Unité de format - légendes documentées - textes.

Après les marins et les exilés, quels seront tes prochains portraits ? Encore des déracinés ?

Roger Legrand : Je ne suis pas spécialisé dans les portraits de "déracinés", beaucoup de domaines de la photographie contemporaine m’intéresse. J’aime le paysage et la nature aussi. Il m’est difficile d’envisager des projets car je n’ai pas de financements et mes images ne sont pas diffusées. Il y a peu, la ville du Havre, par l’intermédiaire de son service Culturel, m’a acheté quinze photographies extraites de la série Marins en escale/Seafarers. J’ai été ravi que les archives de la ville gardent une trace, un arrêt sur images du flux humain qui accompagne le trafic maritime de ce début de siècle.

Pour avoir un aperçu du travail de Roger Legrand, allez sur le site Internet du Studio BB Flirt

Pour contacter Roger Legrand écrivez à cette adresse

Pour joindre la Ligue des droits de l’Homme du Havre, téléphonez au 06 74 21 27 65 ou écrivez à cette adresse.