HISTOIRE DU PHENOMENE MIGRATOIRE ALGERIEN

HISTOIRE DU PHENOMENE MIGRATOIRE ALGERIEN

« L’émigration –algérienne explique le sociologue Abdelmalek Sayad - est un phénomène induit par l’effondrement d’un ordre social, économique et politique. Elle est la manifestation d’une rupture avec un territoire et par là même avec une population, un ordre social, un ordre économique, un ordre politique, un ordre culturel et moral ».

En effet, le phénomène migratoire algérien considéré comme « la première immigration en provenance du monde sous développé », est la conséquence « d’une intrusion coloniale au sein d’un ordre social qui avait sa logique propre, et qui en fait fut irrémédiablement bouleversé ».

A ses débuts, l’émigration algérienne revêt une dimension essentiellement masculine. Ses motivations sont essentiellement économiques. C’est une main d’œuvre ouvrière non qualifiée. Ainsi, selon J. Simon, cette migration apparaît comme « le produit et l’instrument de la domination coloniale ». C’est « une immigration de travail modulable selon l’offre sur le marché du travail en France ». C’est enfin « la composante algérienne de l’armée de réserve industrielle du capitalisme français ».

Ce processus de déplacements des migrants algériens vers la France a connu différentes étapes qui ont contribué à transformer ses composantes et ses caractéristiques. Ainsi, ce phénomène se structure globalement en trois grands mouvements qui correspondent à des moments historiques bien déterminés, en l’occurrence la période de la colonisation françaises, de l’indépendance et post indépendance.

I) L’EMIGRATION ALGERIENNE AU TEMPS DE LA COLONISATION FRANCAISE

1) La première génération d’émigrés (1870 - 1945 : « Au service de la paysannerie »

Les déplacements de la population algérienne de la colonie vers la métropole remonte à la fin des années 1870 soit quelques années suivant le débarquement des troupes coloniales françaises en Algérie. Issue principalement de la région de Kabylie, cette migration est essentiellement provoquée par le bouleversement de la structure économique et sociale algérienne. En effet, l’imposition du système colonial avec son lot d’expropriations et de dépossessions foncières au profit des colons a engendré la déstructuration de l’économie traditionnelle algérienne, d’une part. Et d’autre part, l’appauvrissement et la paupérisation des paysans algériens. « De l’état pastoral et patriarcal, où il n’y avait ni riches, ni pauvres, la société algérienne, déchue de ses bases économiques et brisée dans ses structures internes tendait à se stratifier selon une autre hiérarchie : multiplication du nombre des petits propriétaires et fellahs, sans terre, transformations de ces derniers d’abord en khemas (métayers) puis en ouvriers agricoles », écrivent A. Sayad et A. Gillette.

Entre 1916 et 1924, le flux migratoire connaît une forte accélération. J. Simon met l’accent sur trois facteurs majeurs ayant contribué à l’amplification de ce phénomène.

Primo, en 1914, les autorités françaises ont procédé à la suppression du décret du 16 mai 1876 intégré dans le Code de l’Indigénat et qui rendait obligatoire l’obtention d’un permis de voyage pour entrer sur le territoire métropolitain.

Secundo, durant la première guerre mondiale, les autorités coloniales ont fait appel aux Algériens pour servir dans les tranchées et pour remplacer dans les usines les Français qui étaient au front. Ces besoins militaires et en matière de main d’œuvre ont conduit à « l’intégration de manière durable des travailleurs algériens dans l’appareil de production et l’outil militaire de la France » faisant ainsi de l’immigration algérienne « une composante importante de la classe ouvrière française », selon ce même auteur.

Tertio, la transformation de la main d’œuvre algérienne « en armée de réserve industrielle du capitalisme français à conduit à l’intégration de l’Algérie dans l’économie française - entraînant ainsi – la modification de l’appareil de production et du marché de travail en France ».

La période qui s’échelonne entre 1924 et 1945 se caractérise essentiellement par un ralentissement du mouvement des déplacements des hommes algériens vers la France. Cet état de fait s’explique par la promulgation de la circulaire de septembre 1924 dont l’objectif est de réglementer l’entrée des Algériens sur le territoire métropolitain. Ainsi, ce document juridique exigeait à tout candidat à l’émigration d’avoir en sa possession et ce, avant le départ, un certificat d’engagement visé par le ministère du travail, un certificat médical et une carte d’identité. Cette mesure restrictive est abrogée par le ministère de l’Intérieur par arrêté du 19 juin 1925. Les Musulmans d’Algérie qui venaient en métropole étaient alors contraints de se munir d’un certificat médical, d’une carte d’identité et d’un casier judiciaire vierge. Ces mesures durèrent huit ans. Puis en 1936, la libre circulation des personnes est rétablie. Cependant, sous la pression des colons, les autorités coloniales réintroduisent la réglementation de l’entrée des Algériens en métropole et ce, en exigeant la production de documents dont la liste a été fixée par les décrets du 04 août 1926 et du 04 avril 1928.

Les émigrés de cette première génération qui venaient de Kabylie étaient essentiellement concentrés « dans les mines et les usines du Nord-Pas de Calais, dans les raffineries et les ports marseillais et dans les entreprises parisiennes ». Ces hommes étaient des « émissaires délégués par leurs familles et par le groupe pour une mission précise, limitée dans le temps », analyse A. Sayad. Et selon M. Harzoune, « les communautés villageoises ont maîtrisé la noria des migrations, organisant les départs et les retours qui intervenaient généralement après un court séjour en France ». Ainsi, les hommes qui traversaient la mer pour vendre leur force de travail en France « étaient sélectionnés par le groupe selon les principes de l’habitus paysans ». De ce fait, l’émigration prenait « l’aspect d’une entreprise collective, décidée et programmée par la communauté paysanne ». Et étant essentiellement « contrôlés » par le groupe et « soumis » au monde paysan, ces déplacements étaient « ordonnés », « provisoires » et « limités dans le temps parce que limités dans –leurs- objectifs ». Ils avaient pour mission et pour fonction de « sauvegarder et de soutenir l’ordre paysan et de lui donner ainsi les moyens de se perpétuer en tant que tel ».

Ces émigrés du « premier âge » de l’émigration algérienne étaient animés par « l’esprit mutualiste, coopératif et de solidarité » qui régissait la vie dans les villages de Kabylie. « Les anciens – explique Mouloud Feraoun-, étaient davantage attachés à leur village, à leur terre, aux mœurs kabyles. Ils se hâtaient de retourner chez eux avec leurs économies pour améliorer leur situation au village ».

Cet esprit « d’association et de solidarité » que l’on retrouvait « aussi bien dans les intérêts de la vie privée que dans relations de la famille, du village, de la tribu » se prolongeait au delà de la communauté paysanne. Il se reproduisait au delà des frontières pour se perpétuer en métropole sous d’autres formes. En effet, ces travailleurs/ouvriers qui n’étaient perçus ni « comme Fra,nçais ni comme étrangers, avaient un statut particulier. Ils étaient des indigènes Ils avaient tendance à se regrouper « par villages ou par régions », dans des lieux spécifiques tels les marchés et notamment les cafés. Ces espaces qui étaient essentiellement conçus comme des lieux de rencontre, de convivialité et d’échanges avaient deux fonctions principales. D’une part, créer du lien social communautaire entre ces hommes qui vivaient loin de leurs familles et de leur terre natale. Et d’autre part, réguler les rapports sociaux et assurer « le contrôle social » des villageois qui à la force de choses, étaient devenus des paysans urbanisés. Et avec le temps, ces lieux permettaient à ceux qui ne pouvaient retourner chez eux pour des raisons financières, de maintenir un lien avec le pays et ses règles sociales.

D’une manière générale, durant ce « premier âge », l’acte d’émigrer revêtait une signification particulièrement négative. Car malgré la fait que l’émigration ait sur un plan essentiellement matériel contribué à l’amélioration de la situation économique et sociale des villageois, il semble important de noter de sur le plan symbolique, « el ghorba était associé au « couchant », à « l’obscurité », à l’éloignement et à l’isolement, à l’exil, à la frayeur, à l’égarement, au malheur », écrit A. Sayad dans son ouvrage intitulé « La Double absence ».

2) La seconde génération d’émigrés algériens (1945 – 1962) : « l’émigration comme une fin en soi »

La deuxième période de l’émigration algérienne s’échelonne entre 1954 et 1962, date correspondant à l’indépendance de l’Algérie. A partir de 1946, le mouvement migratoire reprend en s’amplifiant. Le développement de ce phénomène obéit à deux causes majeures.

Primo, ces déplacements s’inscrivent dans le cadre d’une politique d’immigration qui selon J.Simon « évoluera en fonction d’une double logique démographique et économique ». En effet, à la sortie de la seconde guerre mondiale, la France s’engage dans « la refonte de ses institutions et de son empire » Par conséquent, elle adopte une politique d’immigration ouverte essentiellement pour combler ses besoins d’industrialisation, de reconstruction et pour permettre à sa puissance de se perpétuer. C’est donc dans ce contexte qu’elle fait appel à la main d’œuvre algérienne et promulgue de ce fait une loi qui, d’une part, « lève toute mesure, règle ou loi d’exception dans les départements algériens ». Et d’autre part, proclame « l’égalité effective entre tous les citoyens ». Parallèlement aux besoins en matière de main-d’œuvre, les autorités coloniales prônaient une politique de peuplement dont l’objectif était de combler un vide engendré par un ralentissement général de la fécondité. En 1944, le Général de Gaulle mettait l’accent sur la nécessité « d’introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française ». Et c’est dans cette logique que le décret du 24 septembre 1945 qui visait à « définir et à appliquer une politique de peuplement visant à assurer une répartition satisfaisante de la population sur le territoire métropolitain » a été promulgué.

Les hommes ayant pris l’initiative de faire émigrer leurs familles font partie de cette catégorie de migrants dont la migration « a libéré des groupes familiaux et sociaux originels ». Cette émancipation de la tutelle familiale et du contrôle de la communauté est en quelque sorte induite par « l’apparition des revenus monétaires – facteur qui – affaiblit la dépendance à l’égard du clan et du village et du ménage à la grande famille ». En effet, en émigrant, ces hommes sont devenus salariés de la grande industrie notamment. Leurs salaires étaient censés couvrir les besoins du groupe. Et cette situation a permis à ces hommes d’acquérir une position où ils étaient « les seuls à pourvoir aux besoins de la famille en envoyant des mandants souvent calculés pour couvrir les besoins identifiables et prévisibles ».

Durant ce « deuxième âge » de l’émigration, l’acte d’émigrer en famille revêtait une signification particulièrement négative puisqu’il était conçu comme un manquement à la morale du groupe. Par conséquent, partir, quitter le village en famille était vécu comme un acte « honteux » qu’on « avait soin de cacher au point de quitter le village nuitamment ».

Cette modification de comportement des émigrés et la perte de contrôle du groupe sur les individus n’est pas que le fait des hommes mariés. Cette émancipation s’élargit également aux hommes célibataires « qui semblaient ne plus rien attendre de l’émigration, sinon qu’elle soit à elle-même sa propre fin ». Car, en effet, l’acte d’émigrer de cette seconde génération revêt un aspect essentiellement individualiste. Il est volontaire, décidé et planifié par le migrant lui-même et non plus par le groupe. L’émigration, note A. Sayad, « n’était plus confiée par le groupe à l’un de ses membres. C’est l’acte d’un individu agissant de son propre chef et pour son propre compte ».

Ainsi, de « paysan mandaté » par le groupe pour « une missions limitée dans le temps », l’émigré du second âge adopte une attitude qui se caractérise essentiellement par un affranchissement des contraintes communautaires et une appropriation d’un certain nombre de valeurs de la métropole, en l’occurrence l’individualisme. En allongeant ses séjours en France, en devenant un salarié « quasi-permanent » dans la grande industrie, l’émigré participe ainsi à la modification du caractère saisonnier et provisoire de l’émigration algérienne. D’autre part, l’apprentissage de l’individualisme a engendré un affaiblissement du sens de la solidarité envers la communauté vivant au pays et ainsi une recomposition des rôles sociaux et familiaux. Autrement dit, par leur comportement individualiste, les émigrés de la seconde génération ont bouleversé l’ordre social établi dans les villages modifiant ainsi les fonctions des chefs du groupe communautaire jadis détenteurs du pouvoir et de toute décision concernant les affaires de la communauté et les comportements des membres du groupe.

II) L’émigration algérienne au temps de l’indépendance

1) la troisième génération d’émigrés. L’achèvement d’une « émigration exemplaire »

Le mouvement migratoire algérien prend de l’ampleur aux lendemains de l’indépendance de l’Algérie. On dénombre ainsi près de 262000 départs d’Algérie en 1963 dont 34500 femmes et enfants et 269000 en 1964. Les facteurs générateurs de l’émigration algérienne vers la France sont essentiellement d’ordre économique. En effet, à l’indépendance, les Algériens récupèrent un pays dont la structure économique est essentiellement sous développée. De plus, aux « causes traditionnelles de l’émigration, notent A. Sayad et A. Gillette, s’ajoute le fait que l’indépendance a suscité en Algérie la fermeture d’un certain nombre de moyennes et petites entreprises, dont la gestion ou les débouchés dépendaient des pieds-noirs ».

Avec l’indépendance, l’émigration vers la France s’effectue dans un contexte non plus de colonisation mais de décolonisation. Les ressortissants algériens émigrant en France sont considérés comme des étrangers et dès lors qu’ils s’installent durablement sur le territoire français, ils deviennent de ce fait des immigrés. Par conséquent, les conditions d’entrée, de séjour ainsi que le statut de ces personnes dans le pays d’accueil sont définis et réglementés par des textes de loi qui prennent la forme juridique d’accords bilatéraux entre l’Algérie et la France. « Ces deux pays, expliquent A. Sayad et A. Gillette, reviennent à une émigration contrôlée mais désormais négociée entre deux états souverains, et non plus imposée^par une métropole à sa colonie ».

Bien que les Accords d’Evian aient accordé aux travailleurs algériens un statut privilégié notamment en matière de liberté de circulation entre les deux pays et d’égalité des droits avec les citoyens français à l’exception des droits politiques, les Accords franco-algériens en matière de main-d’œuvre introduisent un certain nombre de mesures visant à maîtriser les flux et ce, en instaurant un contrat de travail et un contrôle médical pour les travailleurs algériens. De plus, ces accords subordonnent l’entrée des familles algériennes sur le territoire français à l’obtention d’un « logement décent ». Ce texte de loi est révisé quatre années plus tard par les Accords du 27 décembre 1968 dont l’objectif est de poser les conditions et de réglementer ainsi l’entrée des ressortissants algériens et de leurs familles sur le territoire français. Les dispositions de la nouvelle législation ont la spécificité de renforcer le contrôle du régime de l’émigration algérienne, d’une part. Et d’autre part, elles confirment et institutionnalisent le statut d’immigrés des travailleurs algériens vivant en France. Et c’est ainsi que les autorités françaises instaurent quatre types de titres de séjour. Les épouses (et les enfants) rejoignant ou accompagnant les conjoints ont un statut d’ayants droits devenant ainsi tributaires de la situation administrative de leurs époux puisque l’article 4 des accords stipulent que dès leur arrivée en France, « le conjoint, les enfants de moins de 18 ans ou à charge qui s’établissent en France sont mis en possession d’un certificat de résidence de la même validité que celui dont le chef de famille est titulaire ».

La volonté de contrôler le flux migratoire algérien en limitant les déplacements des ressortissants algériens s’est également manifestée du côté des autorités algériennes et ce, en instaurant une autorisation pour quitter le territoire algérien.

Durant cette période, la migration algérienne est issue en grande majorité des régions « les plus déshéritées et les plus peuplées de l’Est ». malgré l’élargissement de la provenance géographique, « trois départements fournissent 68 % du total ».

Dans le pays d’accueil, l’implantation géographique s’élabore sur la base d’un regroupement à caractère essentiellement « ethnique », social et régional. J. Simon note l’existence « d’un lien étroit entre le métier et la région d’accueil » puisque « l’immigrant ira dans les localités où sont établis des parents qui l’aideront à trouver un emploi et un emploi ». Le sociologue A. Zehraoui fait le constat qu’en 1963, près de 290133 Algériens ont été dénombrés en région parisienne avec une forte concentration dans les 12ème, 18ème, 19ème et 20ème arrondissements de Paris, les Hauts-de-Seine (92) et la Seine-Saint-Denis (93).

En effet, il semble que le phénomène de regroupement par régions et par villages pratiqué par les migrants du « premier âge » soit un comportement qui se reproduit à chaque génération d’émigrés dénotant ainsi l’existence d’un sens de solidarité communautaire parmi la population algérienne vivant en France.

Après 1962, la main-d’œuvre algérienne continue à être peu ou pas qualifiée. Celle-ci est essentiellement employée « dans les secteurs délaissés par la main-d’œuvre nationale, où le travail est pénible, sale, dangereux et mal payé ». En effet, elle se concentre dans les secteurs du bâtiments, des travaux publics, des industries mécaniques et électriques, la métallurgie, la chimie, les mines, la voirie et les services de nettoyage.

Les conditions de logement se caractérisent essentiellement par la vétusté, l’insalubrité et la promiscuité. La grande majorité des familles vivaient dans des bidonvilles, des cités de transits, des hôtels meublés et des immeubles on ne peut plus insalubres et avaient, par conséquent, beaucoup de difficultés à accéder à un logement salubre et décent.

À suivre…