Que philosopher n’est pas sans risques.

Que philosopher n'est pas sans risques.

J’ai le souvenir d’avoir été invité un jour sur un plateau de télévision où se trouvait Stéphane Pocrain. Lorsqu’il s’est mis à parler des « noirs » (et bien entendu en leur nom) je lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Comme il était incapable de me répondre, il m’a jeté un regard furieux et lancé, sur un ton qui laissait deviner une certaine envie de me casser la figure : « Je ne suis pas votre élève ! ». Ma question l’avait rendu fou ; sa réponse montrait assez que si j’étais un "noir", je n’avais cependant rien à voir avec lui.

Ayant effectivement enseigné la philosophie pendant plusieurs années, la réflexion de Pocrain, qui était en même temps un aveu, m’a vraiment mis mal à l’aise. Oui, la réflexion suppose un apprentissage. Personne n’oserait monter sur une scène pour donner un concert de violon sans s’être livré préalablement à quelques années d’exercice. Et pourtant nombreux sont ceux qui s’exhibent pour raisonner sans préparation appropriée et surtout sans aucun souci de trouver la vérité, mais dans le but unique de paraître avoir raison. Dans l’antiquité (où il n’y avait aucun préjugé de couleur) c’est gens-là on les appelait « sophistes » et ceux qui les combattaient au nom de la vérité, on les nommait « philosophes ».

Ces derniers étaient ceux qui recherchaient la sagesse, la clé du bonheur, étant entendu que le chemin escarpé et périlleux qui y conduit est forcément celui de la vérité. Comme dirait Hegel, est-on automatiquement cordonnier sous le prétexte qu’on a un pied susceptible d’entrer dans une chaussure à la bonne pointure ? Donc ma question, faussement naïve, j’en conviens, « Qu’est-ce qu’un « noir » pour vous ? », mettait soudainement en évidence les carences de ce pauvre garçon, propulsé sophiste par ceux qui le jugeaient utile et pas dérangeant.

Je l’avais sûrement humilié, ce qui n’était pas du tout mon intention. Et depuis, j’éprouve toujours un peu de gêne à emmener mes interlocuteurs sur le terrain philosophique, ayant remarqué, en mûrissant, que lorsqu’on se risque à y pousser des gens qui n’y sont pas préparés, on génère parfois beaucoup de violence. J’ai souvent repensé à la mort de Socrate et à la haine que les sophistes de son époque pouvaient lui vouer. J’en suis arrivé à la conclusion que la philosophie- je ne parle pas de ce qu’on entend par ce mot dans les dîners parisiens, à la télévision ou dans les colonnes des journaux– c’est vraiment dangereux. Les esclaves enchaînés à leur écran extra-plat ready HD, habitués à ne discerner que des ombres dans l’obscurité cathodique, n’apprécient pas du tout qu’on les tourne brusquement du côté de la lumière.

Mon ami Aristide, lecteur attentif de ce blog, me rappelait hier encore (au téléphone depuis l’Afrique du Sud) que la vérité c’est du piment (proverbe wolof). Soit dit en passant, Aristide risque de rentrer au pays, maintenant qu’Obama est élu et surtout depuis qu’Hillary (beaucoup plus "noire" qu’Obama en fait) accède au Département d’Etat. Que ceux qui ne me croient pas aillent voir Quantum of Solace et on en reparlera. Villepin, qui, depuis la Martinique, fin 2003, (il était en vacances chez Glissant) avait prêté main forte à Bush pour enlever Aristide, se prépare à la correctionnelle tandis qu’Aristide va être réhabilité par tous ceux qui lui crachaient dessus (toute la presse française et les imbéciles qui répétaient ce qu’ils y lisaient à l’époque). Un juste retour des choses.

Bref, pour avoir, de manière indirecte il est vrai, tenté de remettre le couvert au sujet de la "race" à propos du regrettable article de Véronique Maurus, j’ai déploré des réactions qui montraient bien que la plupart des gens n’ont aucune défense contre l’idéologie dont une partie de la presse les abrutit et préfèrent l’ombre lumineuse à la lumière obscure. Je laisse bien entendu de côté tous ceux qui, dès que je dénonce le racisme, me traitent de paranoïaque, voir de raciste. "Moi pas comprendre" m’écrivait finement l’autre jour un de mes contradicteurs.

Parce que j’évoquais une question grammaticale - la question de la majuscule au mot « noir » (ou « blanc ») lorsqu’il est employé comme substantif - certains m’ont reproché de donner de l’importance à un détail tellement insignifiant que j’étais sans doute un maniaque, principalement occupé à trouver le moyen de sodomiser les mouches. Voire ? Imaginons que le titre de l’article n’ait pas été Appeler un Noir un Noir, mais qu’il ait désigné, de manière analogue, et avec la majuscule, un prétendu groupe autre que les "noirs" ?

La question, en fait, n’a rien d’insignifiant. Agatha Christie (qui savait ce qu’est l’écriture) disait que si on déplaçait une virgule dans un de ses romans, le coupable n’était plus le même. Eh bien, si l’on met une majuscule au mot « noir », Patrick Lozès à droit tout de suite à un poste de ministre. Ministre des « noirs », bien sûr.

Si on opte pour la majuscule, on fait le choix de considérer que la couleur de peau vous assigne à un groupe, sans qu’on ait le choix d’y adhérer ou non. Du point de vue de ceux qui font ce choix, tout métissage est exclu. Une personne qui a deux parents d’un l’un est blanc de peau, l’autre noir, est obligatoirement un « noir ». Ainsi, Obama, dont toute la presse française rappelle que c’est un « noir ». Obama n’aurait pas le droit de dire qu’il est « blanc » sans être raillé ou insulté. En bonne logique, on devrait pourtant admettre qu’une double ascendance pourrait permettre à tout intéressé de choisir. Mais non. Car un « blanc », c’est quelqu’un dont rien, dans l’apparence, ne laisse penser qu’il puisse avoir un « noir » parmi ses ancêtres. Alors qu’un « noir » c’est au contraire quelqu’un qui, même si la moitié ou les trois quarts de ses aïeux ont la peau blanche, n’a pas le droit de revendiquer son appartenance au supposé groupe des « blancs » à partir du moment où son phénotype laisse entrevoir une ascendance un tant soit peu négroïde. Une personne à la peau blanche avec des traits négroïdes est un nègre blanc, pas un blanc noir. On voit qu’il y a, dans cette vision, négrifiante, dénigrante (au sens étymologique) du monde, deux poids deux mesures, quelque chose de tellement louche qu’on est bien obligé de soupçonner une grossière idéologie uniquement destinée à légitimer les intérêts de ceux qui se considèrent comme « blancs ». J’ai dit souvent qu’on n’a aucun intérêt à s’affirmer « noir » ou « blanc » si l’on est entre soi. Dès que quelqu’un s’affirme « blanc », cherchez le « noir » qui est visé et voyez en quoi il dérange. Quand je lis, Le Monde, je sais que c’est moi ; que ce journal tient bien à faire savoir qu’il n’est pas du tout destiné à être lu (encore moins écrit) par des « gens comme moi ». Véronique Maurus est sûrement naïve.

Tel n’est pas forcément le cas de sa rédaction. Le médiateur ressent le besoin névrotique de parler de « noirs ». Elle compense son angoisse par la jouissance de se sentir non seulement « blanche » (qui pourrait douter qu’elle pense l’être lorsqu’on la lit ?), mais en plus une "blanche supérieure" au sens où elle se sent capable d’accorder sa bienveillance à un « noir », fût-il président des États-Unis. Quelqu’un comme elle pourrait parfaitement coucher avec un « noir », même l’épouser, mais elle ne manquerait jamais de lui rappeler qu’il « est » noir et que leurs enfants le « sont » aussi. Je n’ose plus lire ce quotidien pourtant estimable avant de me coucher par crainte des insomnies, ce qui est ennuyeux pour un journal du soir. Je frémis en imaginant les conférences de rédaction évoquant la « question noire ». Lorsque les sodomiseurs de mouches comme moi décèlent dans ce journal ce besoin irrépressible de parler de sa couleur de peau dès qu’un Afro-descendant émerge du lot, ils comprennent que les auteurs de ces articles sont des « blancs » au paternalisme désuet, extrêmement angoissés, et, faut-il le dire, angoissants.

Mais ils s’aperçoivent aussi que de pareils travers, s’ils sont tolérés, sont sûrement encouragés par la ligne éditoriale du journal. C’est ce racisme-là qui fait, je crois, le plus de mal. Je préfère infiniment discuter avec le pire réactionnaire qui, s’il est de bonne foi, finit généralement par reconnaître qu’il a des préjugés, mais qu’il lui est impossible de s’en défaire, plutôt qu’avec un raciste de gauche qui préférera me dénier toute aptitude au raisonnement plutôt que de s’avouer ses propres limites. Voilà l’explication de la haine que me vouent de nombreux sophistes. Une haine d’autant plus féroce que j’ai eu le malheur d’apprendre à penser et de faire certifier ce temps perdu par des diplômes aujourd’hui bien inutiles. Dans ma jeunesse, j’avais la naïveté de croire que des certificats attestant de mes efforts pour apprendre à réfléchir me garantiraient, plus tard, un minimum de respect intellectuel.

C’est ce que croyait ma mère. Eh bien, si c’était à recommencer, je m’abstiendrais de faire des études tant cela peut déclencher de violence dans un pays dont le racisme est si sournois. Non, si c’était à refaire, je serais totalement illettré, je courrais en slip Sloggi extra moulant aux côtés de Villepin sur la plage, je fumerais des pétards toute la journée, pieds nus sur scène je chanterais de mauvais alexandrins devant un parterre de blondes exaltées, je dirais que Jean-Bertrand Aristide est un prêtre défroqué qui mange les petits enfants, je serais dans le top ten des personnalités préférées de mon pays, je serais invité chez Calvi, je déjeunerais avec Zemmour, je serais adhérent du Cran, je jouerais au football, je vendrais par dizaines de milliers des livres à mon nom dont je n’aurais pas écrit une ligne et que je n’aurais même pas lus, je mettrais bien entendu une majuscule au mot « noir » et j’aurais peut-être même - qui sait - le droit de publier, comme Alain Finkielkraut, des articles dans Le Monde. On pourrait dire, entre soi, que c’est un geste de charité, de discrimination positive. On ricanerait dans mon dos, mais au moins, on ne me montrerait pas les dents.