Christian Bonnefoi à Beaubourg, ou l’apparition du visible

Christian Bonnefoi à Beaubourg, ou l'apparition du visible

Vous avez jusqu’au 5 janvier 2009 pour découvrir, au Centre Pompidou, la première exposition personnelle de l’œuvre de Christian Bonnefoi, qui se définit comme résolument anti-figurative, anti-fictionnelle et anti-subjective. Fondée sur le propos radical de désarticulation et de réarticulation des constituants de la peinture – surface, plan, cadre, figure, geste, couleur, dessin, etc. – elle redéfinit la question du tableau.

Profonde énigme, en effet, que cette question du cadre qui poussa Christian Bonnefoi à méditer à partir de papiers collés : dévorant l’espace sans tenir compte de la moindre norme restrictive, à la fois cubiste et figuratif, abstrait et naïf, ses montages constructivistes et autres avancées modernistes le menèrent à adopter une démarche spéculative et expérimentale au bénéfice d’une relance de la tradition classique du tableau. Oui, finalement, pourquoi derechef continuer à se contraindre dans un champ prédéterminé alors que l’espace est infini ? C’est d’ailleurs la première idée que l’on laisse croître en nous en franchissant l’entrée de l’exposition, accueillis que nous sommes par ce qui pourrait apparaître comme de simples papiers punaisés sur un mur blanc … Or, il en est ici d’une toute autre démarche.
En effet, si son œuvre s’inscrit dans l’histoire de la peinture abstraite française depuis les années 1960, il n’en demeure pas moins que l’indépendance affichée par Bonnefoi ne l’a jamais éloigné de ses pairs. Bien au contraire, ses toiles et ses séries – particulièrement abondantes et dotées de titres subtilement choisis – se nourrissent d’aller-retour et d’interférences : elles sont l’aboutissement d’un lent processus de création dans lequel chaque couche, strate, surface se marient dans un final en mouvement, comme si le tableau était vivant.
Nous avons bien là, sous les yeux, un phénomène pictural qui s’allie à la chimie pour arracher à la matière d’inaccessibles secrets : fluide, volcanique, sismique, organique et fluctuante, l’œuvre de Christian Bonnefoi est en mouvement perpétuel. Elle cherche à rendre visible les réalités souterraines, renverse l’ordre et la matière, éclaire les transparences de clartés mystérieuses. Le visiteur se voit plongé dans un univers abyssal qui s’entre-déchire pour l’attirer dans un entre-deux insoupçonné, une dimension inachevée – comme certaines toiles pourraient le laisser penser, dans leur tarlatane transparente à peine colorée, dans ces soubresauts de formes et des crayonnés laissés en suspend, comme pour attendre une suite, un autre possible (nuances des clairs que les photographies du catalogue ne rendent pas entièrement, trop violentes, trop contrastées, d’où une visite obligatoire au musée) – ; et le trouble peut alors s’installer, motivé par la taille des toiles qu’un musée seul peut présenter ainsi, toiles immenses donc, et si évanescentes parfois qu’on les devine comme déjà en train de jouer les passe-muraille …

Pour combattre l’expressivité, Bonnefoi s’est donné pour principe de repenser l’élaboration du tableau dans sa temporalité. Ainsi, sa peinture d’action n’est plus simplement mise en cause par un processus de déconstruction, mais par la gestuelle réinvestie en reconstruisant le tableau à partir des éléments qui le constituent : le mode d’apparition du tableau est repensé à partir de sa surface. Il va jusqu’à oblitérer le geste initial en fondant la trace peinte dans la tarlatane transparente. On peut alors observer comme une parodie du geste – dans la série des P.L., par exemple – ou des disjonctions formelles – lignes coupées, formes interrompues, etc. – dans la superposition des collages.
Cette méthode fonde l’œuvre peint et donne un caractère formel à l’œuvre achevée qui peut, à loisir, subir des variantes multiples : ainsi démontre-t-il que la construction du tableau est bien plus un principe dans son mode d’exécution qu’un enjeu stylistique.

Chaque couleur est une force d’expansion, Bonnefoi l’a bien compris quand il s’applique, dans la série Babel, à s’aventurer sur la surface pour nous offrir une poétique de la physique : le trait et ses variations, les boucles et leurs enroulements, les sinuosités et leurs ombres … Ainsi il parvient à rendre la surface translucide, voire vivante grâce au mouvement des lignes : flotterait-elle sur quelque chose d’autre ?
La surface n’est pas une mémoire mais un révélateur qui agit grâce aux matières libérées de leur carcan originel : lisses, fripées, striées, sèches, luisantes … toujours, elles se déploient dans un jeu des rencontres entre les textures pour offrir un tout. "La surface n’est pas ce vers quoi l’on va, directement, mais ce vers quoi l’on revient.", disait-il en 1978.
En effet, sa peinture travaille bien à sa (re)mise en question plutôt qu’à l’élaboration sublimée de la surface. Discontinue et composite, organisée sur plusieurs niveaux de profondeur, elle ne tient, finalement, que par le filet souple et le maillage peu serré qui recouvre entièrement sa face visible, une tarlatane.
Fasciné par la série des Dos de Matisse, Bonnefoi élabore un système qui divise le plan en épaisseur et certaines toiles sont si fines qu’on voit à travers. Alors l’image ainsi fixée n’est jamais statique, elle est tendue de tous les éléments épars qui se sont rassemblés pour entrer dans la construction du lieu pictural.
Bonnefoi parvient à créer cette émotion qui s’évapore le temps d’un regard, qui libère ce charme qui agit tant que l’œil reste rivé sur le tableau, qui donne ce plaisir si exquis car accompagné d’un effroi et d’une perplexité certains : voilà bien trois sensations provoquées par la forte perception de l’Autre alors révélé à nous dans sa superbe.

Ce qu’il y a, aussi, d’extraordinaire dans les toiles de Bonnefoi présentées à cette exposition, c’est qu’on peut s’amuser à y lire des influences, des croisements, des interférences, des fusions avec d’autres peintres : Pollock et Picasso – période cubiste – (Babel), Jaccard (Hyperion II), Soulages (P.L.), Kijno (Eureka) … Sans doute une manifestation de l’inconscient associée à l’influence de l’époque qui, tout en revisitant l’entité de surface du tableau pour mieux en réfuter les données afférentes, telles que le geste, la figure ou la couleur, l’ont aspiré dans cette unique et magistrale forme du refus. Imprégné de son temps et foncièrement appliqué à ce que sa pratique soit une démarche cognitive extrême, Christian Bonnefoi n’envisage sa peinture que dans une lutte au corps à corps : "La tableau arraché au corps, c’est ça la matière de la peinture", disait-il en 1974.
Et de laisser les figures serpentines se libérer du cadre et se répandre sur les murs, comme la série des papiers de soie peints, les Ludo, directement influencés par les collages à l’épingle produits par Picasso dans les années 1910.

La peinture de Christian Bonnefoi tient en ceci son charme : une machine à métaphores ; tout tient, rien n’est solide, tout appelle une idée de la circulation et d’une poétique des fluides.

Ann Hindry, Philippe-Alain Michaud et Jean-Louis Schefer, Christian Bonnefoi – L’apparition du visible, 200 x 240, relié cartonné avec un CDRom, 110 illustrations couleurs et N&B, Gallimard / Centre Pompidou, octobre 2008, 192 p. – 39,00 €