Quand George Orwell écrivait à sa guise

Quand George Orwell écrivait à sa guise

Entre 1943 et 1947, George Orwell livra quatre-vingts chroniques à Tribune, un journal de la gauche radicale anglaise. Les éditions Agone nous offrent À ma guise, une traduction intégrale inédite.

George Orwell (Eric Blair, 1903-1950), c’est bien sûr l’auteur du magistral 1984, roman visionnaire porté à l’écran par Michael Radford. C’est aussi l’auteur de La Ferme des animaux, devenu dessin animé sous la houlette de John Halas et de Joy Batchelor. Les amateurs d’Orwell peuvent encore lire Dans la dèche à Paris et à Londres ou le superbe Hommage à la Catalogne.

Dans À ma guise, nous trouvons intégralement réunies (pour la première fois en français) les passionnantes chroniques écrites par George Orwell dans Tribune, un hebdomadaire qui ouvrait ses colonnes à des auteurs plus proches des anarchistes, des trotskistes et de l’Independent labour party que du parti travailliste officiel. Contemporaines de la rédaction de La Ferme des animaux et de 1984, les quatre-vingts chroniques brossent un panorama journalistique, historique et sociologique immense. Ecrites en toute liberté, les chroniques d’Orwell livrent mille et une situations tour à tour graves ou cocasses avec une lucidité qui s’autorise parfois une bonne dose d’humour noir.

Dans les années 30, George Orwell avait donné un style particulier au reportage journalistique. Ses écrits sur la classe ouvrière et sur sa guerre d’Espagne sont inoubliables. Dans Tribune, entre décembre 1943 et février 1945, puis de novembre 1946 à avril 1947, George Orwell a réinventé la chronique pour en faire un outil du combat politique… et moral. « Lorsqu’on examine ce qui s’est passé depuis 1930, il n’est pas facile de croire à la survie de la civilisation », écrit, inquiet, Orwell en contemplant l’actualité d’un jour ordinaire de novembre 1946.

« Orwell voit dans le journalisme le moyen d’élargir l’horizon de l’homme ordinaire et de renforcer sa capacité à comprendre sa propre situation », note Jean-Jacques Rosat dans la préface de À ma guise. Dans ses chroniques, Orwell va donc mêler événements proches et lointains pour tenter de montrer à quel point les uns sont susceptibles de bouleverser les autres. « Comment rendre les gens conscients de ce qui se passe en dehors de leur petit cercle, s’interroge Orwell. Voilà un des principaux problèmes de notre temps, et une nouvelle technique littéraire va devoir être inventée pour y parvenir. »

Orwell est bien seul au sein d’une profession pour laquelle il n’a pas beaucoup d’estime. À ses yeux, la majeure partie de ce qui se publie dans la presse œuvre au côté des forces de destruction. Il fulmine contre les journaux qui inventent de toutes pièces un monde frivole et illusoire, « un endroit tranquille dominé par la royauté, le crime, les soins de beauté, le sport, la pornographie et les animaux ». Il s’insurge contre la presse « aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. » Il critique les journalistes qui, « les yeux ouverts », ont laissé leur métier se dégrader. Naturellement, les magnats de la presse ne sont pas épargnés. Mais, les blâmer parce qu’ils gagnent de l’argent par le moyen le plus rapide, « c’est un peu comme blâmer un putois parce qu’il pue » ! Des vérités qui auraient pu être écrites ce matin. Y compris quand Orwell dénoncent les écoles de journalisme où l’on présuppose « que le public sera toujours et à jamais une masse de crétins dont le seul désir est de s’endormir… » Aux antipodes de cette logique, Orwell assure qu’il faut « dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Et il y arrive avec talent. Lui qui tenait à faire de l’écriture politique un art.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Orwell ne prend pas ses lecteurs pour des cons. En mille mots, il partageait avec eux ses lectures, ses observations, ses souvenirs ou son regard sur l’actualité. En rendant visibles des gens et des faits ordinaires, Orwell attira vite la sympathie et la complicité des lecteurs qui n’hésitaient pas à l’interpeller pour polémiquer ou répondre aux questions qu’il lançait comme des bouteilles à la mer. Au fil des semaines, Orwell savait tirer de sujets parfois quelconques des réflexions originales et vivantes. La plupart revenaient en fait à parler de la lutte des classes sans en avoir l’air. Quelques lignes sur les grilles qui entourent les squares furent prétextes à parler de la propriété privée. L’observation d’une famille coincée entre deux gares fut l’occasion de rappeler que « notre société est organisée de façon à ce que ceux qui n’ont pas d’argent soient obligés de le payer tous les jours par des humiliations mesquines et des inconforts absolument inutiles – comme de devoir rentrer chez soi à pied, les doigts sciés par la ficelle de leur valise… » L’éloge de ses rosiers lui donna la possibilité de parler du socialisme fleuri et festif pour lequel il se battait. Une chronique sur les insolations dévia sur une dénonciation du racisme et du colonialisme.

Adepte de la provocation douce et du contre-pied, Orwell n’avait pas de sujets tabous. Le lecteur d’aujourd’hui trouvera encore beaucoup d’intérêt à lire entre les lignes des chroniques qui parlent des bombes volantes nazies sur Londres, des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’immigration, de l’antisémitisme, du fascisme, du nationalisme, de la Birmanie, de la haine de l’ennemi, des criminels de guerre, des méthodes de pendaison… comme du rationnement vestimentaire, de vocabulaire, de la grossièreté des boutiquiers, des publicités « Le soleil brille », de Noël, des critiques littéraires, des rumeurs, des accidents de la route, des annonces matrimoniales, du chauffage à la tourbe, du maquillage, des pantalons à revers, des tâches ménagères…

Les lecteurs de 1984 ne seront pas surpris de voir que les pages sur la propagande politique et religieuse, sur la falsification de l’histoire, sur la censure et l’autocensure ne manquent pas. À ce propos, dans le domaine du livre, Orwell remarque avec ironie que les chiens vraiment bien dressés sont ceux qui exécutent des sauts périlleux sans avoir besoin du fouet du dresseur. Antistalinien, Orwell n’en rate pas une non plus pour épingler des gens comme Maurice Thorez, dirigeant communiste français (au sujet de son comportement au moment du pacte germano-soviétique). Une chronique s’arrête sur une absurdité digne d’un roman : l’histoire de prisonniers allemands qui ne parlaient aucune langue connue. Il s’agissait finalement de Tibétains qui s’étaient égarés un jour à la frontière indienne. Enrôlés dans un bataillon de travail en URSS, faits prisonniers par les Allemands, envoyés en Afrique du Nord, faits prisonniers par les Britanniques en France, ils n’avaient jamais pu échanger un seul mot avec quiconque et n’avaient aucune idée de ce qui leur arrivait !

Méditant sur la guerre et le droit, Orwell eut encore une pensée intemporelle le 31 décembre 1943. « Un monde où l’assassinat d’un seul civil est criminel et où le largage d’un millier de tonnes d’explosifs sur un quartier résidentiel est légitime me fait parfois me demander si notre Terre ne sert pas d’asile psychiatrique à une autre planète », écrivait-il avant de reconnaître, le 29 novembre 1946, que le mal vient bien de chez nous. « Nous n’irons nulle part tant que nous ne reconnaîtrons pas que le comportement politique est en grande partie non rationnel, que le monde souffre d’une sorte de maladie mentale qu’il va falloir diagnostiquer si nous voulons pouvoir la guérir. » Si un lecteur du Mague est capable d’éclairer la science sur ce point en suspens, qu’il veuille bien nous écrire...

George Orwell, À ma guise – Chroniques 1943-1947, collection Banc d’essais, éditions Agone, 530 pages. 26€.

À lire également aux éditions Agone, La politique selon Orwell par John Newsinger.

Rencontre avec Jean-Jacques Rosat (directeur de la collection Banc d’essais des éditions Agone et auteur de la préface de À ma guise) le 28 novembre 2008, à 19h, à la librairie Texture, 94 avenue Jean-Jaurès, à Paris (19ème). Infos au 01 42 01 25 12.