Les Soulages du Musée Fabre

Les Soulages du Musée Fabre

Le plus bel ensemble des peintures de Soulages au monde se trouve … au musée Fabre, à Montpellier. 31 toiles – exposées en permanence dans l’espace qui leur est désormais rénové –, don de Colette et Pierre Soulages, dans une série embrassant les années 1951 à 2005.

Pour fêter dignement cet événement il fallait un livre qui témoigne de l’exposition. En effet, Soulages a non seulement choisi avec soin toutes les œuvres de la donation parmi les plus importantes de sa propre collection, mais il a aussi accroché de la façon la plus méticuleuse ses œuvres dans le musée Fabre.
Cet ensemble ne prétend pas introduire à l’œuvre entier de Soulages (car il n’y a ni peintures sur papier, ni estampes, ni vitraux) mais il constitue néanmoins un choix très représentatif de sa peinture sur toile depuis les premières années jusqu’aux années les plus récentes.

Né à Rodez le 24 décembre 1919, Soulages choisit d’être peintre au début de l’adolescence lors d’une visite scolaire de l’abbatiale de Conques, dont l’espace architectural le bouleverse. En 1939, venu à Paris pour préparer le professorat de dessin, il court les musées et se piquant de passer le concours d’entrée des Beaux-Arts … le réussi ; mais refuse d’y aller quand il prend conscience du conservatisme qui règne en maître sur l’enseignement.
C’est en 1946 qu’il peut se remettre à la peinture : il s’installe à Courbevoie puis en 1947 dans l’atelier de la rue Schœlcher dans le 14ème arrondissement … et les plus anciens Soulages du musée Fabre y ont été peints : ils sont d’ailleurs très représentatifs des deux modes principaux de la peinture sur toile de Soulages dans la première décennie de son travail.

Quand on évoque Soulages on pense d’emblée au noir. Postulat de départ faux, car s’il rencontra cette couleur sur le tard, et qu’elle elle le fit connaître en le marquant de son sceau, c’est le brou de noix qui le révéla dès 1948 aux yeux du monde … Alors, pourquoi soudainement le noir ? "La seule réponse, dit Soulages, incluant les raisons ignorées incluses au plus obscur de nous-même et des pouvoirs de la peinture, c’est : Parce que."
Or, dès ses premières toiles, Soulages avait choisi d’abandonner la matériel traditionnel au profit d’outils de peintre en bâtiment (sic) …
La plus ancienne toile que l’on pourra voir au musée Fabre est une œuvre longtemps exposée dans la collection permanente du MoMA, où tous les expressionnistes abstraits new-yorkais l’avaient vue, et qui a participé à d’importantes expositions collectives temporaires. La célèbre Peinture 146 x 97 cm, 10 janvier 1951 avait été acquise en 1952 par la Philips Gallery de Washington, juste après son accrochage dans le Pavillon français de la XXVIe biennale de Venise. Trente deux ans plus tard, le conservateur en chef des peintures du MoMA, offrit à Soulages de la lui restituer pour qu’il accepte de vendre à son musée le grand brou de noix sur toile datant de 1948-1949 qui l’avait frappé à l’exposition d’ouverture du Centre Pompidou, en 1977.

1956-57 est la période qui aborde le second versant de la peinture sur toile de Soulages : sur un fond de couleur relativement uni, il trace des droites de couleur très sombres (déjà !), qui forment des figures architectoniques qui varient au sein d’une organisation qui donne une forme finale puissante qui structure la surface comme personne ne l’avait fait auparavant …
Dès 1959 il impose une technique clairement marquée par l’utilisation spécifique de transparences obtenues par raclage. Cette sorte d’arrachage, plus ou moins profond, de la couche supérieure noire, produit à la fois, indissociablement, la texture, la forme, la couleur et la lumière.

Puis viennent les années soixante, et la très grande dimension (202 x 336 cm) qui s’impose comme élément déterminant de l’évolution de l’œuvre, surtout qu’elle entraîne avec elle la mise à l’horizontale. Dès 1963, Soulages abandonne la pâte épaisse a profit d’une matière plus liquide qu’il répand à la brosse en larges nappes noires.
Ainsi, désormais c’est la peinture seule qui régit la toile selon l’impératif intérieur du peintre aux prises avec les pouvoirs obscurs de la couleur noire.
En 1971, toujours dans les mêmes tailles monumentales, mais avec un invité, le bleu. Ainsi, les simplifications ramenant toujours Soulages au seul noir s’en voient dénoncées car ces toiles témoignent massivement de l’importance de la couleur bleue dans son œuvre ; couleur à laquelle il est régulièrement revenu, même après sa découverte de l’outrenoir, qu’il a souvent combiné avec elle … Cet accord noir/bleu est un classique de la peinture qui a toujours intrigué Soulages ; en 1996, il confiait à Pierre Encrevé : "Le rapprochement d’un noir et d’un bleu a toujours quelque chose d’assez sensuel, on s’y livre avec une certaine volupté."

Enfin il y eut ce fameux noir, cette première Peinture 162 x 129 cm, 14 avril 1979 qui fait franchir le pas supplémentaire, le pas fatal à Soulages qui consacre cette toile comme une œuvre historiquement essentielle : la toute première où la peinture noire recouvre intégralement la surface. "C’est une toile caractéristique de la rupture accomplie en 1979. Rupture avec la conception classique de la peinture où le reflet est considéré comme parasitant la vision et que l’on s’efforce d’éliminer dans la présentation habituelle. […] Il ne s’agit pas de la vision de la peinture classique ni du monochrome qui s’y rattache mais d’une peinture autre : le noir unique cesse d’être un unique noir et toute l’œuvre est fondée sur la façon dont le noir échappe à la monochromie noire."

Allez au musée Fabre voir ces merveilles, elles sont présentées (comme le montrent les extraordinaires photos de ce livre) d’une manière originale : elles sont mises en espace à quarante centimètres de hauteur par fixation sur des câbles rigidement tendus du sol au plafond, sur sept plans perpendiculaires à l’axe de la salle. Ces grands monolithes aussi lumineux qu’obscurs apparaissent comme des objets massifs, construisant à la fois leur espace et celui du spectateur …
Il y a des rencontres qui marquent une vie, des rencontres à ne pas rater : celle d’une peinture de Soulages en fait partie car elle vous permettra de vous confronter à cette singularité, à vous déprendre des habitudes du regard pour apprendre à la voir. Cela vous demandera de la disponibilité, du temps et de la solitude. Mais au sortir de la visite vous ne serez plus la même personne car le tremblement de terre intérieur que vous aurez vécu aura ouvert un champ mental encore insoupçonné …
Oui, osez Soulages, vous ne le regretterez pas !

Pierre Encrevé, Les Soulages du Musée Fabre, 195 x 255, 62 photographies couleurs, Gallimard, septembre 2008, 96 p. – 30,00 €