17 OCTOBRE 1961 : POUR QUE LA MEMOIRE SE SOUVIENNE !

« Paris, mardi 17 octobre 1961. A l’appel du FLN, les Algériens de la région parisienne tentent de manifester ce soir contre le couvre-feu. Dans la nuit noire, sous une pluie battante, c’est le massacre ». P. L. EINAUDI (« La bataille de Paris. 17 octobre 1961 »)

17 Octobre 1961. 17 octobre 2008. 47 années séparent ces deux dates si lointaines. 47 années ! Lointaines et pourtant si proches ! 47 années ! Le temps a passé. De l’eau a coulé sous les ponts. Et pourtant des hommes et des femmes se souviennent encore. Au fil des ans, les mémoires sont vives. Elles n’ont pas oublié. Elles n’ont pas pansé leurs plaies. Elles n’ont pas fait le deuil d’une « raison d’Etat » qui, par déni et par refus de reconnaissance a fait le choix de l’oubli.

Oubli ? Oui. Silence total sur un événement refoulé qui pourtant pose dans toutes ses dimensions les questions de la mémoire, de l’impunité, de la dignité, de la réparation à l’égard d’une population qui, par une nuit d’automne fut l’objet de violences policières avec la complicité des autorités publiques de l’époque.

Paris. 47 années en arrière. Octobre 1961. Alors qu’en Algérie, la lutte pour un pays libre et indépendant s’accentue. Alors que la volonté d’affirmer le droit d’un peuple à disposer de lui-même se fait de plus en plus déterminante sur le plan international notamment, les nationalistes algériens, par le biais de leur organe de lutte, le Front de libération nationale (F.L.N), décident de délocaliser la guerre en métropole en organisant une série d’attentats perpétrés sur le sol métropolitain. L’objectif étant d’exiger du pouvoir colonial une solution politique à la question algérienne.

En guise de réponse, le 5 octobre 1961, le préfet de police Maurice Papon publie un communiqué dans lequel il « est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du matin ».

En réaction à ce couvre-feu et afin d’exprimer leur refus de ces mesures qui restreignent la liberté de circulation, des Algérien( ne)s, hommes, femmes et enfants, à l’appel du FLN, osent braver cet interdit et sortent, en rangs serrés, manifester dans les rues de Paris. Mais très vite, cette manifestation qui se voulait pacifique se transforme en « tragédie ». Interpellations. Arrestations. Fouilles. Violences verbales et physiques. Humiliations. Des corps sont jetés à la Seine. Des hommes sont conduits au palais des Sport. D’autres sont parqués au parc des Expositions, au stade des Courbetin et au centre d’identification où ils sont enfermés pendant plus de quatre jours et où certains meurent sous l’effet de la torture. Un certain nombre de ces manifestants sont refoulés en Algérie.

Un nombre très restreint des journaux de l’époque témoignent. Le 19 octobre, le journal « France Soir » écrit :

« ils se réfugient dans l’entrée des immeubles. Sept hommes restent dur le trottoir, grièvement blessés. L’un d’eux devait succomber ».

« L’Humanité » du 21 octobre commente quatre jours plus tard :

« Plusieurs centaines de femmes algériennes ont manifesté à Nanterre. Elles ont défilé dans la rue de la République avec leurs enfants dans les bras scandant : « l’Algérie à nous ». Quid de la participation des hommes ? Quid des massacres et de la violence policière ?

Le journal « La Croix », dans son édition du 25 octobre 1961 soit sept jours après le massacre, rend compte de l’événement mettant en exergue le caractère violent des comportements des policiers :

« la répression policière fut d’une violence inouïe. Des milliers d’Algériens parqués comme du bétail au palais des Sports ou au stade de Courbetin, des centaines d’autres matraqués , battus à mort dans des commissariats et dans les centres de tri ».

Combien de morts dans cette vague de violence que beaucoup n’hésitent pas à qualifier de « crime d’Etat » ? Combien de blessés ? Combien de noyés ? combien ? Combien ? Combien ?

Trente années plus tard, dans son ouvrage intitulé « La bataille de Paris » (1991), l’historien Jean Luc Einaudie comptabilise près de 300 victimes. Dans l’introduction, il écrit. Et témoigne :

« après avoir assassiné Akkache Amar, on avait abandonné son corps sans papiers d’identité. Ainsi était-il devenu un « inconnu ». Combien d’arrêtés, de violentés, d’assassinés, d’abandonnés ? Ces événements avaient été étouffés puis enfouis dans le silence et l’oubli ».

En Algérie, en 1968 soit six années après l’indépendance, les gouvernants ont décrété le 17 octobre 1961 « Journée de l’émigration », timide allusion à la participation des émigrés algériens à la lutte pour l’indépendance.

En France, les événements de la nuit du 17 octobre 1961 ont été passés sous silence. Oubliés. Refoulés comme s’ils n’avaient jamais eu lieu.

Des années ont passé. Et voilà que les mémoires se réveillent. Des souvenirs reviennent à la surface des mémoires. Des questionnements émergent. Et dans la société civile française, des individus expriment le « devoir » de rendre hommage aux victimes revendiquant ainsi une reconnaissance nationale de ces événements.

Jean Luc Einaudie explique que les enfants qui ont vécu cet événement ou dont les parents ont été acteurs ou témoins, manifestent leur volonté de ressusciter cette nuit enfouie dans la mémoire de l’oubli.

« Farid Aïchoune avait 10 ans à l’époque », écrit-il. « Le 17 octobre a quitté apparemment sa mémoire. Et puis un jour, alors qu’il a une vingtaine d’années, il lit quelques lignes sur le sujet. Sa mémoire se réveille. Il interroge sa mère. En 1979, il publie un article sur le 17 octobre 1961 dans son journal « Sans Frontières ».

En 1984, Didier Daeninckx publie « Meurtres pour mémoire » dans la série noire de Gallimard. Ce roman qui met en scène les événements et les acteurs de cette nuit est un livre sur « la lâcheté, sur le zèle aveugle et sur l’impunité de ces tragiques auteurs d’un pan de l’histoire de France peu glorieux ».

Dans « Les Beurs de la Seine » (1986), Mehdi Lallaoui évoque le 17 octobre 1961 à travers la parole de Farida qui interroge sur les raisons de ce silence.

« Pourquoi n’y- a-t-il pas de traces de tout cela ? Ils n’ont jamais existé ? Ce n’étaient que des Algériens. Des indigènes, comme ils appelaient nos parents … », s’écrie-elle.

Dans une interview accordée au quotidien algérien « la Nouvelle République », Pierre Olivieri, auteur de « Exilé de mon état, ou l’empire de l’Algérie » (2007), tient à mettre l’accent sur l’influence des événements du 17 octobre 1961 sur son engagement politique.

« La guerre d’Algérie a été ma guerre d’Espagne », explique-t-il. Le tournant de ma vie politique, cela a été le 18 octobre 1961. C’est au lendemain des massacres perpétrés par la police de Papon que je suis venu à la politique. En compagnie de quelques copains, nous avons fait une démarche auprès du curé. On lui a dit « un monde qui massacre ne peut pas continuer à tourner. Qu’est ce vous proposez ? » Il n’a pas pu répondre. Nous sommes alors voir les anarchistes puis les communistes. Et c’est ainsi que j’ai adhéré à la jeunesse communiste ».

Des films sous forme de documentaires sont également produits. Ainsi, en 1991, à travers « le silence du fleuve », Mehdi Lallaoui revient sur les lieux de cette nuit proposant une rétrospective de ces événements en s’appuyant sur des témoignages et des archives de l’époque. Son objectif est « d’éclaircir le mystère qui entoure encore la violente répression dont ont fait l’objet les manifestants algériens ».

En 2001, Philip Brooks et Alan Hayling réalisent un film témoignage intitulé « Journée portée disparue » qu’ils construisent sur la base de récits de témoins. Les réalisateurs posent ainsi deux questions : Primo, « comment de tels événements ont –il pu se dérouler dans la capitale d’une démocratie occidentale ? ». Secundo, pourquoi ont-ils été passés sous silence ? »

Dans le film intitulé « La nuit noire, 17 octobre 1961 », Alain Tasman se lance dans une approche qui reconstitue les événements à travers le regard de plusieurs personnages.

Par ailleurs, les années 1980, 1990 et 2000 ont vu l’émergence d’associations comme « 17 octobre 1961 : contre l’oubli qui « s’est donné pour l’objectif d’obtenir la reconnaissance, par les autorités politiques de ce pays, qu’un crime contre l’humanité a été commis par l’Etat les 17 et 18 octobre 1961 ».

Leurs revendications sont de deux ordres notamment : « créer un lieu du souvenir à la mémoire de ceux qui furent assassinés et exiger le libre accès aux archives concernant cette période ».

La commémoration de cet événement est célébrée par le biais de l’organisation de rassemblements sur le pont de Saint-Michel et une série de manifestations qui prennent la forme de projection de films, de documentaires, de débats, d’expositions de photos prises par des témoins. Les plus célèbres étant celles de Elie Kagan dont les clichés qui constituent une source d’information précieuse sont conservés par la bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (B.D.I.C.). Et comme chaque année, la célébration de cet événement est programmée pour le vendredi 17 octobre 2008 à 18h30 au Pont Saint-Michel, « là où tant de victimes furent jetés à la Seine il y a 47 ans », précise l’appel à la participation à la manifestation. Plus de treize organisations (associations et partis politiques) sont signataires de cet appel.

Ce geste de reconnaissance ainsi que la création de mieux de mémoire est notamment le fait d’élus locaux, en l’occurrence les maires des villes de gauche et majoritairement celles qui sont de tradition ouvrière.

En 2001, le maire de Paris Bertrand Delanoë a reconnu officiellement le 17 octobre 1961 en inaugurant une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel à la mémoire des manifestants noyés dans la Seine.

En octobre 2005, c’est au tour de la Courneuve et de Saint-Denis, deux villes du département du 93, de rendre hommage aux manifestants en baptisant des rues et en apposant des plaques commémoratives. Didier Paillard, maire de Saint-Denis définit cet acte comme « une exigence de justice pour les victimes et pour leurs familles » en précisant qu’il « est temps de faire entrer la date du 17 octobre 1961 par la grande porte de notre histoire ».

La ville de la Courneuve a également manifesté sa volonté politique de participer à « la bataille contre l’oubli » en s’associant aux organisations locales constituées en collectifs et dont l’acte le plus significatif est la réalisation d’un livret à vocation pédagogique. Pour Aissa Zekkour, président d’Africa, association implantée dans la cité des 4000 et qui, depuis de longues années, œuvre pour « sortir le 17 octobre de l’ombre »,

« ce livret qui a été largement diffusé dans les établissements scolaires a été favorablement accueilli par les enseignants. De plus, il a constitué pour nous, un support pour travailler avec les jeunes la question de la mémoire. Car il est important de dévoiler aux jeunes un pan de l’histoire que la France a occulté. Il faut dire la vérité et en débattre . C’est par cette approche que nous parviendrons à faire en sorte que l’échange et la communication soient au cœur des comportements humains. A force de commémorer cet événement, poursuit-il, nous avons réussi à le rendre public et collectif et à sensibiliser les pouvoirs publics à la question du devoir de mémoire qui, à long terme, contribuera à faire valoir notamment auprès des jeunes générations, des valeurs de paix et consolider les liens d’amitié entre les peuples algériens et française ».

Ces notions d’amitié, de paix et de solidarité sont également au cœur de la démarche des autorités locales à Bagnolet, ville de tradition ouvrière qui, dès le début du siècle dernier, a accueilli sur son sol, des familles algériennes, les soutenant dans leur lutte pour l’indépendance de leur pays. Ainsi, pour commémorer cette date historique, la municipalité a baptisé une place « 17 octobre 1961 » tout en y apposant une stèle commémorative.

Le président de l’association explique que cette démarche s’inscrit dans le cadre de « la lutte contre l’oubli car beaucoup ne savent pas ce qui s’est passé cette nuit là. Et d’ailleurs – poursuit-il – lorsqu’on évoque cet événement, on pense systématiquement à Charonne. Beaucoup de familles algériennes participent à la commémoration de cet événement. Nous voulons à travers ce type de manifestation que le souvenir perdure ».

Pour Samia Messaoudi, journaliste, ces commémorations permettent de « briser le silence et l’oubli. On ne pourra plus dire « je ne savais pas ». Elle souligne cependant la nécessité de la reconnaissance officielle par l’Etat français car « la France a la responsabilité de son Histoire » explique-t-elle. « Il faut aujourd’hui continuer à rompre collectivement ce lourd silence. Transmettre le 17 octobre 1961 aux nouvelles générations françaises, issues ou non de l’immigration algérienne, c’est participer à l’élaboration de leurs comportements futurs. Travailler contre l’oubli, c’est aussi faire vivre la dignité. Enfin, se souvenir du 17 octobre 1961, c’est pour nos parents, plus qu’une urgence : c’est une fierté ».